La Famille Danican Philidor (vers 1580-1795)

Deuxième partie :

De la musique et des échecs à la mode

Le second mariage d’André Danican Philidor, dit l’Aîné (1652-1730)

En 1719, Philidor l’Aîné épousa en secondes noces Elisabeth Leroy (1696-1779), de  44 ans sa cadette. Son mariage fit voir le jour à 6 enfants, dont 5 vécurent jusqu’à un âge adulte. 

François-André, dit Philidor le Grand, était le seul garçon et le seul musicien de cette fratrie.
Trois de ses sœurs partageaient le métier de marchandes mercières, tout en restant très attachées à leur frère.  L’aînée de tous, Elisabeth-Hélène, est née le 30 septembre 1722 à Dreux, comme tous les autres enfants qui allaient suivre. Elle était la filleule de Charles Louis de Lacaille, capitaine du château d’Anet et d’Hélène Le Ménestrel, fille du maire de Dreux (acte de baptême du 1er octobre 1722). Marie-Anne est née le 10 octobre 1725, toujours à Dreux. Ses parrain et marraine étaient Pierre Augustin Chaillon, chevalier de Mézières, conseiller au parlement de Paris et  Marie-Anne Clément, femme de Pierre Coustier, receveur de la taille de l’élection de Dreux, conseiller du Roi. Marie-Marguerite, la troisième des soeurs à exercer le même métier, vit le jour le 05 juillet 1728 et eut pour parrain et marraine Pierre Coustier (voir ci-dessus) et Marie-Marguerite Chalons, veuve de M. de la Garde, maître des requêtes et secrétaire des commandements de la duchesse d’Orléans. Les noms et les fonctions des parrains et marraines des filles de Philidor l’Aîné, témoignent du prestige et de la considération dont il jouissait auprès des élites de Paris et de la région de Dreux. La plus jeune de toute la fratrie, Françoise-Agathe, née en 1729,  épousa en 1762 un aristocrate, Laurent-François Desneux, écuyer, seigneur du Portail, commissaire au régiment des gardes françaises. Elle mourut en couches en 1764, au château du Portail à Villeherviers.

Marie-Anne et Marie-Marguerite furent émancipées1 en 1746. Il est possible que leur sœur aînée fût déjà apprentie dans une boutique de mercerie.
Sans connaître la date exacte à laquelle elles ont ouvert leur propre magasin, nous savons qu’elles étaient mercières et marchandes de modes de la reine Marie Leszczynska.  Leur commerce se trouvait dans le quartier de Saint Germain à Paris. Il existait déjà avant 1755, date à laquelle leur frère mit en vente sa partition de l’Art de la modulation à son domicile, c’est-à-dire “chez les demoiselles Philidor, marchandes de modes de la Reine”, dont il était locataire.

Denise-Jeanne Lettrier, une petite-nièce des soeurs Philidor, était la fille de leur demi-frère, Anne Danican Philidor2. Elle était très liée avec elles, du fait d’être d’un âge très rapproché : elle est née le 7 novembre 1733. Elle rejoignit leur commerce et devint, elle aussi, marchande mercière.
Elle n’a jamais quitté ses tantes et habitait avec Marie-Marguerite rue du Four en 1764. Toutes les deux allaient s’installer plus tard chez Elisabeth-Hélène, rue Taranne, qui faisait partie du faubourg Saint Germain, elle aussi.

C’était là où elles recevaient presque tous les soirs Denis Diderot, un grand ami de leur frère3

Charles-André Van Loo – Denis Diderot

Elisabeth-Hélène, Marie-Marguerite et Denise Lettrier sont restées sans alliance et ne se sont jamais quittées durant leur vie.

F. Boucher – Une marchande de modes, 1746

Seule Marie-Anne se maria avec Joseph Fortin, marchand mercier et officier juré-crieur4 à Paris, nommé en 1755 pour cette charge.  Leur mariage eut lieu à Saint Sulpice, le 24 mai 1760 et leurs témoins furent le frère de la mariée François-André et leur cousin Nicolas Danican Philidor. L’acte de mariage signale comme profession de François-André, “marchand mercier”5.  C’était un deuxième mariage de Joseph Fortin, après le décès de sa première épouse. Il en a eu un fils, Gabriel-Joseph, né en 1749. L’enfant fut pris en charge par Marie-Anne Danican Philidor et sa famille.  Son émancipation tardive en 1767 mentionnait encore la présence de François-André Philidor, en tant que témoin.  Gabriel-Joseph Fortin connut une fin tragique. Il fut guillotiné en place de Grève le 25 mai 1794, suite à sa condamnation comme “prévaricateur”.
Marie-Anne et Joseph Fortin eurent un enfant unique, André-Joseph, né en février 1765. L’enfant n’a vécu que 15 mois. Il est décédé à Houilles en mai 1766, où ses parents l’avaient placé en nourrice. Il est probable que Marie-Anne travaillait avec son mari, à leurs affaires de mercerie.

La vogue du commerce de la mode au XVIIIe siècle

Il faut maintenant expliquer ce qu’était le métier de mercier et de marchande de modes, sous l’Ancien Régime.

De nos jours, le mot “mercier” a perdu depuis longtemps son vrai sens: “merx”, qui signifiait “tout ce qui se vend”. Denis Diderot en a donné la définition suivante dans l’Encyclopédie “Merciers, marchands de tout, faiseurs de rien”. C’était l’exacte définition de ce métier. Ces marchands servaient d’intermédiaires entre les fabricants et le public.  La corporation des merciers était l’une des plus anciennes: un acte de 1137 précise déjà l’existence de ce métier. D’après Jacques Savary des Bruslons6: “La corporation des marchands merciers constituait le troisième des Six-Corps de la Ville7, où on le regardait comme le plus noble et le plus excellent de tous les Corps des Marchands : “d’autant que ceux qui le composent ne travaillent point et ne font aucun ouvrage de la main, si ce n’est pour enjoliver les choses qui se sont déjà faites et fabriquées”.

Le statut des merciers du XVIIIe siècle prévoyait notamment “être Français, avoir fait apprentissage pendant trois ans et servi les marchands durant trois autres années, en qualité d’apprenti(e)”. Ensuite ils étaient reçus au sein de leur corporation en qualité de maître (maîtresse). Le statut des femmes était plus compliqué.  Si elles étaient mariées, elles travaillaient avec leurs maris. Elles pouvaient continuer leur commerce si elles devenaient veuves et que leurs affaires prospéraient bien. 

Les femmes sans alliance devaient être représentées par un homme, même s’il n’exerçait pas leur métier. Par contre, il avait le droit au titre de la profession qu’il représentait. Exemple : le musicien François-André Philidor qui signait “marchand mercier” sur les actes d’état civil, car il représentait ses sœurs qui travaillaient dans leurs boutiques de mercerie. C’étaient elles, en revanche, qui étaient les représentantes de leur corporation devant la Ville, les autorités ecclésiastiques et devant le corps des autres métiers.

En résumé : les marchandes de modes étaient des mercières qui intervenaient sur l’ornementation des habits finis, cousus préalablement par des tailleurs ou des couturières. Elles pouvaient fabriquer des pièces accessoires telles que ceintures, cravates, nœuds, manchettes etc. à partir des matières et des étoffes préexistantes, telles que: taffetas, velours, plumes, dentelles, rubans, galons, fleurs artificielles, galons, tulle, fourrures…pour embellir un vêtement ou mettre en valeur une coiffure. 

Rubans de France
Etoffes de France

Vers le milieu du XVIIIe siècle, elles étaient au centre de la mode dont elles définissaient souvent les tendances.      

Renversement des influences

A partir du milieu du XVIIIe siècle, ce n’était plus la Cour qui dictait la mode, mais la Ville, en l’occurrence Paris, devenue la capitale européenne de l’élégance.
Les conquêtes coloniales, le développement rapide de l’industrie dû en grande partie à des découvertes scientifiques, ont contribué à l’enrichissement de la bourgeoisie. Ses représentants voulaient désormais accéder au raffinement, au goût et à l’éducation de l’aristocratie, posséder un salon littéraire où ils pouvaient recevoir l’élite intellectuelle et artistique du moment.  

Le commerce florissant de la Compagnie des Indes Orientales, créa en France un engouement sans précédent pour l’Orient. 

Armoiries de la Compagnie des Indes Orientales Françaises

La reine Marie Leszczynska, elle-même, avait commandé pour ses appartements des panneaux et des bibelots qui reflétaient la vie en Chine, sa culture et son art.
La mode était aux collections de tout genre.  La consommation effrénée de la population aisée qui ne cessait de croître, faisait le bonheur des marchands merciers qui pouvaient maintenant vendre tous les objets finis qui arrivaient dans leurs boutiques, y compris du mobilier, des tableaux, des objets de décoration pour l’intérieur ou l’extérieur des maisons.  Il arrivait qu’à la demande des clients, ils transformaient un meuble ou un bibelot, comme s’il s’agissait d’un parement de robe ou de manteau. En un mot, ils se transformaient petit à petit en marchands d’art, comme nous le présente le tableau d’A. Watteau “L’enseigne de Gersaint”.

A. Watteau – Enseigne de Gersaint

Il représente le magasin du riche marchand-mercier, Edmé F. Gersaint, qui a fondé une entreprise familiale, comme c’était le cas de la plupart des commerces.  A droite, devant le comptoir, madame Gersaint présente un miroir à un couple et un jeune homme, peut-être leur fils, de la haute société. Partout ailleurs, l’endroit regorge de meubles, de glaces, de tableaux. Le magasin est ouvert de plain pied sur la rue, pour faciliter le transport d’objets volumineux et permettre aux piétons d’avoir un aperçu rapide de son contenu. Quant aux boutiques des sœurs Philidor, elles devaient ressembler davantage à celle de la gravure de Robert Bénard, destinée plutôt à la vente des matières servant aux collections vestimentaires, au parement des coiffures, peut-être aussi aux bijoux.

R. Bénard – La marchande de modes, 1769

Elles jouissaient probablement d’une haute considération au sein de leur corporation car deux des soeurs, Marie-Anne et Marie-Marguerite, furent élues adjointes de la jurande8 des marchandes de modes en 1776, à l’occasion du rétablissement de leur communauté, la 18ème sur 44, supprimée quelque temps auparavant. Les syndiques9 étaient leur petite nièce, Denise Lettrier, et Marie-Jeanne Bertin dite Rose Bertin, la modiste attitrée de la reine Marie-Antoinette durant son règne. Quant à Elisabeth-Hélène, elle fut chargée par la duchesse de Villars, dame d’atours de la Reine Marie Leszczynska, d’établir la garde-robe de Madame la future Dauphine10, en août 1769.  Elisabeth s’est éteinte exactement un an plus tard, le 12 août 1770, sans alliance et sans postérité. Marie-Anne, la seule parmi ses sœurs à avoir été mariée, habitait la rue Montmartre avec son mari, en la paroisse de St Eustache. La date de sa disparition n’est pas bien connue : entre 1795 et 1801. Marie-Marguerite est décédée en février 1801. Elle vivait toujours avec sa nièce, Denise Lettrier qui lui a survécu un peu plus d’un an; elle est morte en mai 1802.
Toutes les deux logeaient rue du Saint-Sépulcre à Paris, dans le quartier de Saint-Merri, non loin du domicile de leur sœur, Marie-Anne.
Marie-Marguerite était propriétaire d’une maison rue Montmartre d’une valeur de 110 621 francs. C’était une somme importante qui permet de penser que les sœurs Philidor et leur nièce s’étaient constitué un patrimoine considérable, même si nous ne disposons pas de détails venant des inventaires de notaires concernant chacune d’elles. Marie Marguerite n’était certainement pas la seule à avoir été propriétaire de biens immobiliers, entre autres. Nous savons par ailleurs que les marchands merciers étaient souvent très fortunés, surtout ceux et celles qui fournissaient la Cour de Versailles et la famille royale.

L’arrivée de Marie-Antoinette et son mariage avec le futur Louis XVI ont marqué la fin de l’époque Louis XV en matière de mode et de décoration. La toute jeune nouvelle Reine de France11, privée pendant 7 ans de maternité, s’adonnait toute entière aux divertissements et à la débauche vestimentaire.
Les sœurs Philidor vieillissantes ne pouvaient plus concourir avec Rose Bertin12, la jeune styliste et marchande de modes, qui fournissait déjà toute la haute société parisienne. Son magasin, “Le Grand Mogol”, était l’un des plus courus à Paris.  Mademoiselle Bertin réussit à séduire rapidement Marie-Antoinette, à l’instar de Léonard, la coqueluche des élégantes en matière de coiffures.  Ses créations démesurées, à base de perruques vertigineuses, tranchaient avec les petites têtes bouclées du temps de la Reine Marie Leszczynska et de la marquise de Pompadour. 

Pierre-Adolphe Hall – Rose Bertin

Commençait l’ère de courte transition entre la fin de l’Ancien Régime et le début de la Révolution Française. Les événements se succédaient maintenant à une vitesse folle, y compris dans le domaine de la Mode.

NOTES

1. Voir l’article précédent.
2. Pour rappel: Anne (1681-1728), était un des enfants du premier lit de Philidor l’Aîné. Il a été fondateur du Concert Spirituel en 1725. En l’ancien temps, le prénom de Anne était autant masculin que féminin.
3. L’amitié que leur vouait le philosophe, étonnait ceux des Parisiens, qui considéraient les deux sœurs Danican Philidor comme peu spirituelles. Il venait peut-être chez elles par amitié pour leur frère.
4. Sous l’Ancien Régime, officier chargé par la ville de faire des annonces au nom des particuliers. Il était assermenté (juré).
5. Sous l’Ancien Régime, le règlement des corps de métiers stipulait que les femmes faisant partie d’une confrérie devaient être représentées par un homme, parfois n’ayant rien à voir avec leur travail.

6. Dictionnaire Universel de Commerce, d’Histoire Naturelle et des Arts et Métiers, Copenhague 1761.
7. Les Six Corps des marchands de Paris: drapiers, épiciers, merciers, fourreurs, bonnetiers, orfèvres; arrêté de 1660 – ordre de préséance. Pour entrer dans le Corps, il fallait “jurer” le métier.
8. Sous l’Ancien Régime, un corps de métier constitué de membres égaux, par le serment mutuel que se prêtaient chaque année, dans la plupart des cas, les maîtres: celui d’observer les règlements, la solidarité et la morale.
9. En France, le syndic apparaît au XIII s. dans le vocabulaire juridique, désignant une personne chargée en vertu d’un mandat spécial de défendre les intérêts d’une communauté. Quant aux syndics de village, ils ont été remplacés par les maires en 1789.
10. Marie-Antoinette de Habsbourg
11. Elle avait 16 ans à son arrivée à Versailles.
12. Marie-Jeanne Bertin, dite Rose Bertin: 1744-1813.

BIBLIOGRAPHIE

Remerciements à Monsieur Nicolas Dupont Danican Philidor pour son aide à l’élaboration du présent article.
– Jacques Savary des Bruslons – Dictionnaire Universel de Commerce, d’Histoire Naturelle et des Arts et Métiers, Copenhague 1761.
– Bibliothèque La France Pittoresque, 23ème année
– Natacha Coquery – La boutique à Paris au XVIIIe siècle (Histoire Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2006)

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