Les modes en France sous le règne de Marie Leszczynska et de Louis XV

Avant-propos

Karl Lagerfeld, mentor et créateur de mode renommé, considérait le XVIIIe siècle comme la période la plus accomplie dans l’art de l’habillement. 

Il le soulignait dans sa propre façon de s’habiller : chemises à manches volantées et jabots en dentelle, coiffure avec catogan. Pour terminer ce clin d’œil, il accompagnait ses tenues d’un éventail, devenu son accessoire fétiche.

Pour comprendre Karl Lagerfeld, il faut se pencher sur la mode, ou plutôt les modes en France entre la disparition de Louis XIV (1715) et la Révolution française (1789). 
Au XVIII siècle, le terme modes désignait aussi bien la tendance vestimentaire du moment que l’ensemble des accessoires nécessaires pour rendre les vêtements à la mode.
Cette période est caractéristique de nombreux changements qui s’opèrent dans la façon de s’habiller des Français. 

Le XVIIe siècle et la rigidité de son étiquette ont fait disparaître les corps sous la somptuosité des parures et des étoffes qui les enveloppaient. 
Les habits avaient plus d’importance que les modèles qui les portaient, dans le seul but de mieux… paraître.

L’arrivée de la Régence en 1715 a très vite changé la perception de la relation entre le corps et le vêtement qui devait le mettre en valeur. 
Philippe d’Orléans, qui assurait le pouvoir en attendant la majorité du futur Louis XV, n’affichait pas les mêmes mœurs que feu le roi Louis XIV. Doté d’une bonne dose de scepticisme religieux, il a transgressé les exigences de la vie publique et sociétale, à la Cour comme à la Ville.

La disparition de Louis XIV a permis l’assouplissement de la morale rigoureuse des dernières années de son règne, en particulier sous l’influence de Madame de Maintenon.
Le début de la Régence allégea l’ambiance de Versailles en introduisant la mode du badinage, autrement dit le jeu de séduction dans les relations hommes-femmes “de qualité”. 

“L’homme montre qu’il est beau parleur, qu’il a de l’esprit et de l’humour. La femme résiste pour faire durer le jeu, être plus désirable et montrer qu’elle aussi a de l’esprit et qu’elle n’est pas dupe des intentions de son interlocuteur1”. Ce badinage ou badinerie, appelé plus tard marivaudage, aura lieu dans les boudoirs féminins, pour assurer l’intimité entre les amants.
Ce lieu de rencontre va imposer à l’hôtesse la manière de s’habiller.

La femme était déjà habituée à porter des vêtements légers dans l’aisance de son espace privé : un peignoir en mousseline2, dévoilant légèrement son corps, sans ajustement à la taille et fermé devant par des nœuds de rubans.
Ses cheveux étaient relevés, sans apprêts. 
Il y avait une tendance générale de permettre à la femme de se soustraire à l’obligation de porter des accessoires qui emprisonnaient sa taille (corset à baleines), dans sa chambre ou son boudoir.
En revanche, ses apparitions en public l’obligeaient à cacher son corps au moyen d’une toilette imposée par la mode en cours.

Au XVIIIe siècle la femme avait deux corps : dévoilé dans son intimité et caché, dit le corps idéal3, quand il était exposé à l’appréciation d’une société. 
Les frères Goncourt ont défini le XVIIIe siècle comme “le siècle où la nudité prend la forme du déshabillé”.
Nous ne sommes donc pas loin des tendances de notre époque et il n’est pas impossible que ce soit bien cette “modernité” qu’on verra tout au long du XVIIIe siècle, qui attira l’attention d’un créateur de mode tel que Karl Lagerfeld. 

La diversité des matières, des modèles, l’exceptionnel raffinement que ce siècle a apporté à l’habillement, à la coiffure et aux accessoires d’usage quotidien, tous ces ingrédients ont considérablement transformé la vie des femmes et des hommes qui y ont vécu. 

De la fin de la Régence à l’apogée du règne de Louis XV
(1715-1770)

Dans son opéra La Mode, donnée au Théâtre Italien en mai 1719, Louis Fuzelier4 met en scène une déesse avec un moulin à vent sur l’oreille et vêtue de jupes en papier, montées sur un panier. Elle est présentée comme: “…la très haute et très puissante La Mode, réformatrice perpétuelle de tabatières, falbalas, fichus, coiffures, et même des physionomies ; présidente des bonnes tailles et directrice générale des finances du royaume féminin5”.

Nous pouvons considérer qu’à partir de la Régence (1715-1723), la mode en tant que critère d’habillement, de toilette et de ses accessoires, est devenue un véritable phénomène de société en France.

La mode féminine

La Bibliothèque Nationale de France conserve une collection d’échantillons de tissus et de rubans ayant appartenu au Maréchal Louis-François de Richelieu, l’arrière-petit-neveu du cardinal de Richelieu.

Ces magnifiques albums nous dévoilent les noms et la facture des étoffes qui étaient utilisées dans la couture au XVIIIe siècle.

Des échantillons de satin, du gros de Tours et de gaze, avec des fils d’or ou d’argent dits “à clinquant”, étaient utilisés, entre autres, pour la confection des robes de la reine Marie Leszczynska. 

Les habits de la haute noblesse étaient taillés dans de la soie, du brocart de Hollande, du taffetas, du velours. 

Dans le sud de la France on appréciait particulièrement un coton léger, appelé indienne, qui était moins chaud que le brocart ou la soie. Son nom venait du fait qu’on l’importait d’Inde. 

Les cotonnades, dont la mousseline, étaient utilisées au début pour la confection de sous-vêtements, mouchoirs, robes de chambre. 

Le coton est devenu populaire grâce à son toucher agréable, sa solidité et son entretien facile, contrairement aux étoffes plus précieuses, comme le velours ou la soie. 
L’indienne a commencé à être fabriquée en France dès le début du XVIIIe siècle, afin de satisfaire rapidement les besoins de la clientèle locale et aussi pour diminuer le coût de sa production due à son importation depuis l’Asie.

C’est à Jouy-en Josas que Christophe-Philippe Oberkampf (1738-1815) implanta dans les années 1760 une des plus importantes manufactures de cotonnades en France, dont les imprimés appelés « toile de Jouy » ont perduré jusqu’à nos jours.
Les cotonnades fines étaient réservées à la clientèle riche, le coton plus grossier, le coutil, le lin et la laine étaient destinés à des milieux sociaux plus modestes.

Pour l’hiver, on recherchait des tissus plus douillets, comme de la peluche de velours pour des manteaux ou des vestes et de la soie pour les doublures.

Le choix de tissus dépendait toujours de la classe sociale, en raison du coût de leur production.
Au XVIIIe siècle le vêtement restait toujours une marque sociale. 

A la Cour, chaque moment de la journée exigeait une tenue différente, dictée par l’étiquette. Malgré la séparation entre la vie privée et la vie publique, les modes à venir allaient transgresser petit à petit cette obligation.
Ainsi la fin de la Régence fut témoin de la naissance de la robe volante, dite “robe à plis Watteau”. Elle a été directement inspirée par la robe de chambre du XVIIe siècle. Certains y ont trouvé aussi un lien avec les robes de grossesse de la marquise de Montespan, maîtresse en titre de Louis XIV.

Cette robe est visible sur de nombreux tableaux d’Antoine Watteau d’où son nom de “robe à la Watteau”.  

La robe volante en taffetas et soie 1720-1730, Palais Galliéra, Musée de la mode de la Ville de Paris

La robe volante est le premier modèle qui symbolise la naissance du siècle des Lumières. C’est une robe de grande ampleur, due à son dos, monté en fronces ou en plis plats sous l’encolure, sa jupe est montée sur un large panier. 
Le devant du corsage n’est pas ajusté à la taille, mais tombe en plis plats jusqu’aux pieds.
Un corps à baleines est porté sous la robe sans que l’on s’en doute.
Les manches trois-quarts sont terminées par un revers et laissent passer soit la manche d’une fine chemise soit une engageante de tissu ou de dentelle. 

Les engageantes sur un portrait de Madame de Pompadour, détail d’un pastel de Maurice Quentin de la Tour 

Cette robe est d’abord conçue comme un déshabillé, portée dans l’intimité des appartements. Elle crée une nouvelle silhouette féminine qui rompt avec celle du siècle précédent, c’est-à-dire des formes près du corps qui soulignent les rondeurs, un profond décolleté et plusieurs jupes superposées. Celle du dessus était relevée sur les côtés à l’aide de gros nœuds et terminée derrière par une traîne.

La robe volante, elle, est liée à l’évolution du panier qui servait à élargir la silhouette féminine et laisser apparaître les pieds et les jambes sous son balancement pendant la marche. C’était du jamais vu jusqu’alors, le pied étant considéré comme un objet du désir. Il était donc indécent pour une jeune femme de montrer ses pieds. 
La mode a été néanmoins plus forte que les convenances : encore en 1729, le Mercure de France écrivait : “ Les robes volantes sont universellement en règne. On ne voit presque plus d’autre habit…”6
On peut se demander d’où venait cet emballement pour un accessoire aussi encombrant qu’un panier de robes.
Dans le Nouvelliste universel du 21 août 1724, se trouve une instruction concernant les paniers, sous forme de questions et de réponses. Ils sont devenus à la mode “…grâce à dame Radegonde, femme de Polichinelle, prince des marionnettes”. 

“Elle cachait ses nombreux enfants sous ses jupons dont le volume était augmenté par un modèle de cages à poulets. Elles ont inspiré nos modistes dans la création des cloches de toile, soutenues par des cercles de baleine, dits paniers”.

L’auteur souligne l’aberration de l’usage d’un accessoire pareil dans le vêtement féminin : 
“Ils sont fort incommodes dans la rue pour les passants par le grand terrain qu’ils occupent…, pour les prédicateurs dont ils diminuent l’auditoir par l’espace qu’ils prennent dans les églises, incommodes à table où ils blessent les jambes des convives…Ils ne sont seyant à personne, surtout aux femmes de petite taille qu’ils enflent si fort, qu’elles ont l’air d’un ballon…”7

La largeur des robes à panier était souvent source de disputes dans les lieux restreints. Le duc Charles de Luynes, grand ami de Marie Leszczynska et habitué de la Cour de Versailles, nota avec humour que les dames d’honneur de la reine se disputaient les places les plus proches de son fauteuil, car il n’y en avait pas assez pour toutes, à cause de l’ampleur de leurs tenues. Cela faisait beaucoup rire sa Majesté le Roi.
Un accessoire important dans la mode de tous les pays d’Europe était les rubans issus de l’artisanat de luxe, faits de fils d’or, d’argent et de soie. 
On en accrochait partout : aux poignets, dans les cheveux, aux cannes etc.
Ils étaient souvent imprimés avec des images se référant à l’actualité. 
Ainsi, les élections d’un nouveau roi de Pologne par les magnats polonais, ont donné l’occasion d’imprimer sur les rubans les symboles de ces événements.
Ainsi les partisans de Stanislas Leszczynski, père de la reine de France, arboraient des rubans avec les lettres SR – Stanislas Rex : les dames dans les coiffures, les messieurs sur leurs vestes. Ceux qui étaient indifférents quant aux candidats, portaient un ruban juste avec les mots “Vive le Roi”8.

En épousant Louis XV en 1725, Marie Leszczynska a fait venir quelques modes de Pologne et de Hongrie : des justaucorps, des gilets et des vestes appelées « hongrelines », fermées par des brandebourgs. 
L’usage des brandebourgs s’est prolongé jusqu’au XIXe siècle, en particulier pour orner les vestes de militaires.

Gilet à brandebourgs d’officier de cavalerie, AntikCostume

Ce n’est pas la première fois que l’inspiration polonaise a été observée à Versailles dans le domaine du vêtement. Il existe un portrait de Louis XIV dit “en costume polonais”, peint par Joseph Werner le Jeune, datant de 1664. On y aperçoit une sorte de brandebourg ornant la veste du souverain bordée de fourrure.

La reine Marie Leszczynska et ses filles portaient des robes bordées de fourrure à l’exemple de la robe de ville qui figure sur le portrait de la reine peint par Jean-Marc Nattier en 1748. 
On peut y voir aussi des manches terminées par des engageantes et un bonnet en dentelle en forme de bagnolette qui formait une pointe au-dessus du front et qu’on nouait à la poitrine. Le tout recouvert d’une mantille noire.

Musée National du Château de Versailles

Dans la toute première moitié du XVIIIe siècle apparaissent dans l’habillement féminin des manteaux courts en velours ou en satin, doublés d’hermine ou de toute autre fourrure, devenue à la mode pour cause de l’usage qu’en faisait la reine.
Marie Leszczynska était très frileuse et redoutait des courants d’air glacial qui balayaient le château de Versailles pendant l’hiver. 

La robe volante a subi des modifications au niveau de la taille et du buste à partir des années 1730-1740. 
La poitrine a été mise davantage en valeur, les hanches sont restées volumineuses grâce à un panier ovale et très large, pouvant aller jusqu’à quatre mètres. 
La taille se montrait fine dans un corsage ouvert et ajusté sur le devant, l’ouverture dissimulée par une pièce d’estomac triangulaire et ornée.

Pièce d’estomac 1730-39,  fashionhistory.fitnyc.edu

L’ouverture du manteau et la partie visible de la jupe portaient une riche ornementation de bouillonnés et de volants. Sur les manches “en pagode” on fixait des ruchers en dentelle ou des engageantes amovibles. Autour du cou s’enroulait une ruche de la même étoffe. 
Cette robe dite “à la française”, a eu rapidement du succès et a été, avec peu de modifications, la robe de Cour en France jusqu’à la Révolution.

Les souliers avaient un talon haut, incliné vers l’avant, en cuir blanc pour les tenues courantes, et en soie brodée pour paraître à la Cour. 

Talon Louis XV 1760-65, Musée d’Art du comté de Los Angeles

La reine Marie Leszczynska porte une robe à la française. Les manches sont en ruchers de dentelle, la pièce d’estomac au milieu du corsage, la jupe montée sur un panier de grande largeur. Portrait de Carle van Loo, 1747. Musée National du Château de Versailles

A la fin du règne de Louis XV, la mode était à l’esprit champêtre qui s’engouffrait petit à petit dans les palais aristocratiques.
Les promenades dans les jardins et à la campagne ont imposé de nouvelles tenues, plus légères. C’était le début de la mode dite à l’anglaise.
Pour pouvoir bouger et marcher dans la nature, on a assoupli le corset et on a diminué le panier.
 La petite traîne de la jupe était montée sur de petits plis à la taille, soutenue par une tournure matelassée, appelée “le cul de Paris”.  
On donna à cette nouvelle tenue le nom de “robe de jardin” ou de “corps à l’anglaise”.

La mode masculine

La mode masculine subit des modifications, elle aussi, à partir de 1715.

Sous la Régence, les basques du justaucorps (sorte de manteau), s’élargissent à l’aide de multiples plis lui donnant une forme de jupon. Les manches ont de grands parements ouverts, arrondis ou droits.
Le gilet, porté sous le justaucorps, a presque la même longueur.
La culotte descend sous le genou, fermée avec les mêmes boutons que ceux du manteau. Les bas montent au-dessus des genoux, roulés et attachés par une jarretière.
Cette tenue figure sur le portrait du dauphin Louis-Ferdinand, fils aîné de Louis XV, peint aux alentours de 1738 par Louis Tocqué.

Le dauphin Louis-Ferdinand par Louis Tocqué, vers 1740, Musée national du Château de Versailles

Vers 1750, le justaucorps a pris l’allure d’une veste portée par-dessus un gilet qui a raccourci. 
La culotte gardait la même longueur en couvrant par contre le haut des bas.
La veste taillée dans du brocart était très ajustée à la taille, évasée vers le bas. Ses pans étaient moins amples, s’écartant en lignes courbes jusqu’aux genoux pour laisser la place à l’épée. 
Ils découvraient un gilet brodé en soie s’arrêtant devant la cuisse.
Une chemise blanche aux manches longues et larges était pourvue à l’encolure d’un jabot en dentelle blanche, porté au-dessus du gilet. 
Le cou était recouvert par un col en mousseline plissée. Rien que pour cet accessoire a été créée à la Cour une charge de “porte-cravate”, dont le titulaire devait mettre et ôter le col de Sa Majesté le Roi.

Louis XV, pastel de Maurice Quentin de la Tour, 1748, Musée du Louvre

Une paire de souliers noirs à petit talon, ornés d’une boucle en métal et paillettes, complétait l’habillement masculin. 

Boucles de chaussures XVIIIe, coll. Albert & Victoria Museum

Habit à la française, Palais Galliéra, Musée de la mode de la Ville de Paris

On donna à cette nouvelle mode le nom d’habit à la française.

L’habillement dans les classes moyennes et le monde du travail

La manière de s’habiller était quasiment la même dans tous les milieux sociaux.

Les femmes portaient un corset par-dessus une chemise blanche, un jupon sous une jupe sans panier, protégée par un tablier. 
Un fichu blanc cachait le cou et une partie du décolleté. 
Un manteau ou une cape avec capuche étaient portés par temps froid.
Les souliers fermés avaient un petit talon-bobine. A la maison on mettait souvent des mules. Les sabots étaient utilisés surtout par les paysannes. 

Toutes sortes de bonnets recouvraient la tête toute entière des femmes âgées et des femmes mariées ; de petits bonnets à volants ou bordés de dentelle étaient portés par les jeunes filles.
Comme dans les hautes sphères, les hommes étaient vêtus d’une chemise claire, d’un gilet et d’un manteau ou d’une grosse veste avec des poches. 
Une culotte s’arrêtant au genou et des bas retenus par une jarretière complétaient l’ensemble.

Les souliers étaient plus grossiers, mais ornés d’une boucle dans les milieux bourgeois. Des sabots chez les paysans.
La tête était nue, parfois recouverte d’un grand chapeau pour se protéger du soleil. 
La chevelure, souvent longue, était attachée dans le cou. 

Le port du tricorne9 était répandu surtout chez les bourgeois, quelquefois tout de même auprès des paysans riches.

Ce qui différait d’avec le milieu aristocratique, c’étaient les étoffes : plus grossières et plus rudimentaires. 

Très peu de tissus imprimés, réservés quant à eux, aux classes supérieures10. Peu d’accessoires de mercerie également, à part des boutons de facture simple ; peu de rubans, presque pas de bijoux.

Jean-Baptiste Greuze: L’accordée du village, vers 1760, Musée du Louvre.   On peut y distinguer les caractéristiques de l’habillement féminin et masculin des classes modestes, dans la première moitié du XVIII siècle. Alors que toutes les femmes sont coiffées d’un bonnet, le père de la jeune fille à marier, paysan de son statut social, a la tête découverte. Seul le notaire porte un tricorne.

La coiffure et les chapeaux

C’est maintenant l’heure du coiffeur, le moment sérieux de la journée, le   seul moment vraiment important11.

Au début du règne de Louis XV on abandonne les grandes perruques à la mode sous Louis XIV ; elles ne sont plus portées que par une partie des personnes âgées, attachées toujours aux usages du passé. 

On leur préfère des postiches : des rouleaux de cheveux montés au fil de fer, ajoutés à un chignon simple, ou en cascade, montés sur soie et noués derrière la tête par un ruban. Le tout habilement dissimulé par le coiffeur. 
D’après le premier traité de l’art de la coiffure au milieu du XVIIIe siècle, le coiffeur est considéré comme “un artiste sublime”: De tous les arts, celui de la coiffure devrait être le plus estimé ; celui de la peinture et de la sculpture, ces arts qui font vivre les hommes après leur mort, ne peuvent lui disputer le titre de confrère12.

Sous Louis XV, Paris comptait quelque 1200 coiffeurs dont le plus réputé était Frédéric Larseneur qui coiffait la reine Marie Leszczynska. 
Ensuite messieurs Frison, Dagé, Legros de Rumigny et Léonard Autier qui deviendra plus tard Léonard tout court et le coiffeur favori de la reine Marie-Antoinette.
De Rumigny fonda une académie de coiffure où il formait des servantes et des valets dans l’art de la coiffure. Ils s’exerçaient sur la chevelure des jeunes filles du peuple, dites “prêteuses de têtes”. L’apprentissage durait trois ans et, à la fin de leur formation ils recevaient des certificats cachetés et le titre de “professeurs académiciens de l’art de la coiffure”. 

Les certificats estampillés de Legros. Le plus prestigieux était le grand Cachet du Soleil, gallica.fr

La coiffure féminine

Les nouvelles coiffures avaient peu de volume, elles donnaient de petites têtes aux cheveux bouclés à la partie avant, et remontées à la nuque par un petit chignon. 

Jean-Etienne Liotard: Le petit déjeuner 1752, Alte Pinakothek Münich

Un des éléments de la coiffure féminine sous Louis XV était “le tapé”. 

“Le tapé”, marie-antoinette.forumactif.org

On l’obtenait en relevant les cheveux du front et en les crêpant de façon à former une auréole autour du visage ; à l’arrière les cheveux étaient lisses.

Après 1750, le tapé a pris de la hauteur à l’aide d’un pouf coussin. 

Au crêpé se sont succédé des boucles qui flottaient dans le cou et sur les épaules : ce type de coiffure n’était admis qu’à la Cour.  

Madame Adélaïde de France par Jean-Marc Nattier 1748, Musée national du Château de Versailles

Autrement, on les relevait et attachait au sommet de la tête que l’on décorait par un bouquet de fleurettes, agrémenté parfois de petit voile en tissu fin descendant à l’arrière de la tête.

Madame Sophie de France op.cit.

Ces deux formes de coiffure sont représentées, entre autres, sur les portraits de Mesdames Adélaïde et Sophie de France, filles de Louis XV.

Chaque type de boucles bénéficiait d’un nom. En voici quelques-uns.

  • “Les confidents”, les boucles de cheveux tombants dans le cou,
  • “les dragonnes” et “les serpentins”, de gros tire-bouchons tombant de derrière les oreilles sur les épaules,
  • “les macarons”, de grosses boucles en forme d’escargot, au-dessus des oreilles. 

L’ensemble des opérations pour réaliser une coiffure s’appelait  l’accommodage.

La coiffure finie était poudrée, pour donner aux cheveux la couleur à la mode, c’est-à-dire le blond vénitien obtenu pour celles qui ne l’avaient pas, à base d’extrait de lupin, de salpêtre, de vitriol, d’aloès et de quelques autres ingrédients. 

L’usage de la poudre était si omniprésent, que le soir les coiffeurs ressemblaient à des poissons enfarinés. C’est pour cela qu’on les appelait des “Merlans”.

Les coiffures portaient des noms, elles aussi : à la Mirliton, en Corbeille, en Calèche, les Levers de la reine (Marie Leszczynska).

La plupart d’entre elles étaient faites pour être adaptées aux bonnets, couvre-chefs essentiels durant le règne de Louis XV.
Sous la Régence, ils ne cachaient que le haut de la tête, et comportaient deux longues brides flottant sur les épaules. Ce type de bonnet s’appelait “une cornette”. 

Au fur et à mesure, les bonnets allaient s’étendre sur l’ensemble de la chevelure, tout d’abord dans les milieux modestes. 

Jean-Etienne Liotard : La belle chocolatière, détail, 1743, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresden

Comme les coiffures, on les affublait de noms tels que : à la Bastienne, à la Clochette, à la Suzanne…

Les bonnets étaient confectionnés en gaze de coton, en batiste ou encore de linon garni de dentelle. Ils étaient portés surtout à la maison. 
Pour sortir, on les couvrait d’une mantille, nouées sur la poitrine ou sous le menton. 

Le port de chapeaux n’était pas répandu, sauf pour les veuves et les femmes âgées. Les quelques exceptions étaient : le grand chapeau Pompadour porté sur le côté de la tête, le chapeau de paille “à la Bastienne” et le tricorne pour la chasse ou l’équitation.

Madame Infante en tenue de chasse. Musée national du Château de Versailles

Chapeau Pompadour, Maurice Quentin de la Tour : portrait de Madame de Pompadour, 1755, Musée A. Lécuyer, Saint Quentin

La coiffure masculine

Comme pour les femmes, les cheveux bouclés constituaient la base de la coiffure des hommes. 

Ceux qui ne portaient pas de perruque, étaient obligés de se faire boucler les cheveux plusieurs fois par semaine à l’aide de papillotes qui consistaient à enfermer les boucles dans un papier. Le tout était chauffé avec des fers spéciaux. 
Pour que la coiffure tienne bien, on y appliquait une pommade avant de poudrer l’ensemble. La pommade permettait à la poudre de ne pas s’envoler en cas de forts coups de vent.

Au début on utilisait de la farine comme poudrage de cheveux qui a été interdite en 1740, à cause des mauvaises récoltes et de la disette qui s’en est ensuivie. 
La poudre a été créée à partir de l’amidon de riz. 

Pour son usage sur les cheveux des femmes, on la parfumait à l’iris, à la coriandre, à la fleur de girofle, entre autres.
La poudre était pulvérisée avec des houppes de soie de cygne, ou par un soufflet, c’est-à-dire un poudroir muni d’un petit tuyau en nacre. 

Pour cette opération on protégeait le visage avec un masque, et les vêtements par une grande cape.

Caricature d’une séance de poudrage de cheveux, Musée Carnavalet

La coiffure à la mode sous Louis XV se composait de plusieurs parties, la première étant le toupet : une touffe de cheveux au-dessus du front, suivie d’une plaque en descendant vers l’arrière de la tête et coiffée à la nuque avec un petit chignon bas.
Au-dessus des oreilles, s’élevaient d’autres boucles en forme de rouleaux qui pouvaient aussi couvrir toute la tête. On les appelait des boucles Marteaux.

Perruque d’homme avec boucles à marteaux, Musée Carnavalet

On créa aussi une grosse boucle qui s’écartait à l’arrière de la tête et ressemblait à un battement d’ailes, d’où son nom : les Ailes de Pigeon.

Derrière la tête, les cheveux étaient plats et longs, rassemblés dans une queue de différentes façons, dont un catogan, du nom du comte de Catogan, ou Cadogan, qui aurait lancé cette mode à la fin du règne de Louis XIV, au départ destinée aux soldats. 

Pour que leurs cheveux que certains portaient longs ne les gênent pas durant les combats, Catogan a suggéré à ce qu’ils les attachent en faisant une boucle et un nœud à la pointe. 

On attachait parfois de la même façon les queues de chevaux.

Coiffure avec catogan, rochefortenhistoire.wordpress.com, art. Coiffure masculine

Toutes les coiffures à la mode étaient reproduites sur les perruques dont se coiffaient les hommes qui avaient peu de cheveux ou ceux qui étaient chauves. 

Les médecins portaient des perruques dites à trois marteaux.
Les gens d’église avaient droit à plusieurs perruques en fonction de leur mission : plus modeste à l’église, dite “perruque d’abbé” et une autre longue et bouclée, pour la ville et à la Cour.

Le prix des perruques était très élevé, il pouvait aller jusqu’à 1000 livres ce qui représentait trois années de salaire d’un maître ouvrier. 
Les moins chères étaient réalisées avec du crin de cheval ou du poil de chèvre. Les plus chères étaient à base de cheveux de femmes. 

Il y avait des paysannes aux cheveux longs qui vendaient une partie de leur chevelure, dans la mesure où elles portaient des bonnets tout au long de la journée et ne se souciaient donc pas de leur coiffure.
Les cheveux d’homme étaient inadaptés pour la confection des perruques, car trop cassants.

Atelier d’un perruquier, estampe époque Louis XV – marie-antoinette.forumactif.org

Les perruquiers constituaient une corporation différente de celle des coiffeurs. Elle a été organisée par l’édit royal le 23 mars 1673 sous le nom de “Maîtres Barbiers-Perruquiers-Baigneurs-Étuvistes” et placée sous le patronage de Saint-Louis13. Elle détenait le privilège du soin des cheveux des hommes. 

C’est la même année que le roi Louis XIV décida de porter des perruques lui-même, en instaurant ainsi la mode de la perruque à la Cour. 
A la suite d’une grave maladie, il avait perdu ses cheveux et la perruque était la solution pour qu’il soit toujours bien coiffé.

La majorité des hommes à la Cour portaient des chapeaux, sauf en présence du Roi. A ce moment-là, ils devaient avoir la tête découverte et tenir leur chapeau sous le bras. Cela faisait partie de l’étiquette jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.

Le type de chapeau le plus porté durant presque tout le XVIIIe siècle était le tricorne. Ses bords et sa calotte étaient richement ornés chez les nobles. 
Les tricornes étaient fabriqués dans du feutre en poils de castor, de lapin, de lièvre ou de chèvre. Les moins chers en laine de mouton.

Nicolas-Bernard Lépicié: Paysan en tricorne, Musée du Louvre

                              

Le maquillage et les mouches

A la Cour, il fallait avoir un teint de lys et de rose. Le teint hâlé ne convenait pas à une personne de qualité ; il appartenait exclusivement aux travailleurs. 

Ainsi les dames de la Cour maquillaient leur visage en blanc et les lèvres et les joues en carmin.
La blancheur de la face était obtenue grâce à la céruse qui permettait de cacher les défauts de la peau comme les cicatrices laissées par la variole.

La céruse, cerussa en latin, était un fard à base d’oxyde de plomb, ressemblant à de la cire. Il était connu aussi en tant qu’un poison violent, c’est pourquoi, à partir des années 1740, on se mit à privilégier des produits à base végétale.

Le rouge à joues s’appliquait sur les pommettes en forme de roue de carrosse à l’aide d’un tampon de mousseline.

Pour dessiner les lèvres, on se servait d’un papier spécial, dit le crépon, enduit de rouge à humecter.

Pour parfaire leur séduction, les élégantes de cette époque collaient par-dessus leur maquillage de petits morceaux de toile ou de taffetas noires, appelées des mouches. Elles avaient l’avantage de souligner la blancheur de la peau des personnes qui les portaient.
De formes différentes : en triangle, en rond, en cœur ou en étoile, elles portaient des noms en fonction de leur placement sur le visage et le décolleté :

  • la “baiseuse”- au coin de la bouche
  • l’assassine ou la “passionnée”- au coin de l’oeil
  • la “majestueuse”- sur le front
  • la ”galante” – au milieu de la joue
  • la ”coquette” ou la “friponne” – auprès des lèvres
  • la ”généreuse” – sur la poitrine

En général, une dame de qualité sortait avec plusieurs mouches14.

“Le language des mouches”, marie-antoinette.forumactif.org

Les éventails

Depuis le XVIIe siècle, un éventail complétait obligatoirement une tenue à la mode. 
Il permettait dans un premier lieu à s’éventer en cas de grosse chaleur. Au XVIIIe siècle on lui a attribué aussi un autre rôle.

Comme pour les mouches, la manière de se servir d’un éventail a introduit un langage bien codifié et connu de la haute société. 
Cette subtilité serait venue d’une idée de jeunes filles qui ne pouvaient sortir de chez elles que sous la garde de leur gouvernante et n’avaient pas le droit de s’exprimer librement en présence de la gente masculine. 
Ainsi, pour pouvoir communiquer à leur guise avec de jeunes soupirants, elles avaient inventé un langage secret pour se faire comprendre d’eux, de sorte à ne pas attirer l’attention de leurs chaperons.

Bailler derrière un éventail voulait dire : “tu m’ennuies”. 
Lever l’éventail vers l’épaule droite: “je te hais”.
Abaisser un éventail fermé vers le sol: “je te méprise”.
Effleurer son œil droit de son éventail fermé: “quand te verrai-je?”. Menacer de l’éventail fermé : “ne sois pas trop audacieux“.
Cacher ses yeux derrière l’éventail: “je t’aime“.
Refermer très lentement son éventail: “j’accepte tout”.

Alexander Roslin – La dame au voile, 1768
National Museum Stockholm

Le siècle suivant ajoutera d’autres gestes du galant langage de l’éventail, afin d’enrichir son contenu.

Étant un accessoire de toilette de la haute société, l’éventail se devait d’être un objet précieux, une véritable œuvre d’art.
Originaire d’Asie, il impliquait plusieurs corporations d’artisans à sa fabrication comme des peintres qui donnaient leurs dessins aux graveurs pour qu’ils les copient.

Connu en Europe dès le XVIe siècle, il fut probablement introduit en France par la reine Catherine de Médicis, car son usage a d’abord été adopté dans la péninsule italienne. 
C’étaient de petits éventails ronds en soie ou en plumes, comme sur le portrait de la reine15.

Catherine de Médicis, miniature de François Clouet, 1555, Collection Albert & Victoria Museum

Ce fut une véritable aubaine pour les différents corps de métiers, car les commandes affluaient de toutes les provinces avec, en tête, la Cour elle-même. 
Les artisans français ont été formés dans l’art de l’éventail par leurs confrères italiens, venus en France en grand nombre sous le règne de Catherine de Médicis et d’Henri II. 
Leur corporation prit le nom d’éventaillistes. 
Les éventails pliés sont arrivés en Europe plus tard, importés du Japon par des commerçants portugais.

Le roi Louis XIV a encouragé la production d’éventails en France, mais c’est le XVIIIe siècle qui a été le véritable âge d’or de l’éventail et la France, le centre de sa production.

Dans les versions les plus luxueuses, les tiges et le manche de la monture étaient souvent faits d’ivoire, de nacre, d’écaille de tortue ou de bois et de métaux précieux.

Sur les feuilles des éventails, un peu comme sur les rubans, on reproduisait les images des événements marquants, comme des mariages royaux ou des victoires militaires. Sinon, des thèmes de la mythologie et des scènes de genre. 

Sur l’éventail ci-dessous sont peintes des scènes galantes entre les amoureux. On offrait ce type de thématique à une jeune mariée.
Celui-ci est fait dans de la soie brodée de paillettes, son armature est en nacre.

Collection Albert & Victoria Museum

Les parfums : la mode des fragrances

Loin de vos beaux yeux, Madame, je ne puis vous envoyer que des Eaux, pour vous masquer la douleur que j’ai d’être privé de vous voir…”16

Au XVIIe siècle, on utilisait toutes sortes de parfums au quotidien, notamment pour la toilette et pour l’assainissement des habitats.

Depuis la grande peste de 1348 on craignait l’eau, la soupçonnant d’ouvrir les pores de la peau qui se rendait ainsi perméable aux microbes de l’air environnant. 

Cette crainte atteignit son apogée au XVIIe siècle qui utilisait les parfums à outrance afin de se débarrasser des odeurs putrides qui envahissaient tout, y compris les demeures aristocratiques.

Pour se purifier, on utilisait des eaux parfumées et des pommades à base de fragrances capiteuses, souvent d’origine animale, comme le musc ou la civette. 

Le roi Louis XIV utilisait de l’esprit de vin pour se laver les mains, d’après un témoignage du duc de Saint-Simon…

La création de la Compagnie des Indes a permis l’importation de matières précieuses comme le santal, le patchouli et le vétiver.

La ville de Grasse a créé l’industrie du parfum dès le XVIe siècle, en privilégiant la culture de jasmin, de tubéreuse, de violette…

Louis XIV, en personne, encourageait le développement de la production de parfums en France, y compris ceux pour la confection de gants, chaussures, ceintures etc., car le travail du cuir nécessitait l’utilisation de plusieurs senteurs.
C’est pour cette raison que les maîtres-gantiers avaient obtenu le privilège de maîtres-parfumeurs dès 161417.

Le gantier-parfumeur, estampe XVII siècle. BnF, dép. Estampes et Photographies

L’idée de la propreté a nettement changé avec l’avènement du XVIIIe siècle qui apporta un autre mode de vie, plus aéré et plus champêtre.
On s’est mis à préférer des bains à la place de nettoyages superficiels à l’aide d’eaux de toilette ou d’huile parfumée aux senteurs lourdes.
Le choix de nouveaux parfums se porta sur les notes florales ou bien celles d’écorces d’agrumes, plus fraîches et plus légères.

La conservation de toutes ces senteurs précieuses a été confiée aux flacons de cristal de Bohème et à ceux fabriqués à Baccarat, dès la création de ses manufactures en 1765. 
Porter un flacon de parfum ou d’une macération de vinaigre en guise d’un pendentif, valait le port d’un éventail ou d’un mouchoir.

Les pommades et les fards, eux, étaient enfermés dans des boîtes raffinées comme les boîtes bergamotes de Grasse pour les parfums d’ambiance.

La frénésie des parfums s’était emparée de la société française du XVIIIe siècle, à tel point que “tout corps et tout objet devait avoir une odeur particulière”.18

Le premier parfumeur de la Cour sous la Régence s’appelait Jean-Louis Fargeon, dit l’Aîné, qui fonda sa maison de parfums Oriza en 1720 et prit le titre de Parfumeur et Distillateur du Roi. 
Louis XV est devenu son client le plus prestigieux. 

Le nom d’Oriza venait de crèmes et de poudres à base d’espèces cultivées de riz. Fargeon descendait d’une lignée de maîtres apothicaires de Montpellier. Son aïeul, Jean Fargeon, connu dès 1653, fut parfumeur de Son Altesse Royale, Mademoiselle d’Orléans. Il a laissé de nombreuses formules de parfums “pour les embellissements”. 

Jean-Louis Fargeon l’Aîné n’a pas eu beaucoup de chance avec le roi Louis XV qui oubliait souvent de payer ses factures. En revanche son fils, Jean-Louis également, né en 1748 à Montpellier, est devenu le parfumeur en titre de la reine Marie-Antoinette et assura la continuité de la Maison Oriza. Elle existe et prospère toujours sous le nom d’Oriza L.Legrand.
 Avant de disparaître, Jean-Louis Fargeon fils céda sa maison en 1811 à Louis Legrand. C’est sous ce nom double que la parfumerie originelle d’Oriza continue à prospérer de nos jours. 

Au fil du temps, ses créateurs de parfums ont élaboré deux fragrances en hommage au roi Louis XV portant les noms de ”Oeillet Louis XV” et de “Royal Oeillet”. L’œillet était une des fleurs préférées du roi.

Voici la présentation du parfum de “Oeillet Louis XV » par la maison d’Oriza L.Legrand :
“Hommage à Louis XV le Bien-Aimé Roi de France qui vit naître Oriza en 1720 et fut son plus illustre client. 
L’oeillet blanc se pare de Mandarine, d’lris-Poudre et de Bois Blonds, dissimulant à peine la violence des Poivres, Baies Roses et Clous de Girofle, enivrant tel un délicat poison”. 

Un flacon du parfum “Œillet Louis XV”

L’une des deux boutiques parisiennes d’Oriza L.Legran

La Cour de Louis XV qu’on appelait “la Cour parfumée”, utilisait beaucoup de bouquets floraux aux noms imaginaires : Eau Divine, Eau de Mille Fleurs, Eau Sans Pareille. 

Une eau venue de Cologne, rafraîchissante et considérée comme thérapeutique de plusieurs maux, fut adoptée rapidement à Versailles à une période moins bien connue. 
Madame de Pompadour en raffolait, paraît-il, et ses appartements  répandaient des effluves de son parfum tonique.

Jean-Marie Farina, le grand maître des parfums de la première moitié du XVIIIe siècle, installé à Cologne, a exploité cette eau avec un succès de dimension européenne.
L’Eau de Cologne, appelée au début l’ »Eau Admirable » (Aqua Mirabilis) à base d’alcool, d’agrumes, d’herbes et d’épices, a été créée par Jean-Paul Féminis à la fin du XVIIe siècle. 

Féminis et Farina étaient d’origine italienne, mais vivaient et travaillaient à Cologne jusqu’à la fin de leurs jours. Farina a remanié la recette de Féminis et c’est cette version que les frères Roger & Gallet ont commercialisée en France après 1860, sous le nom d’Eau de Cologne originelle de 1709, de Farina.

Roger & Gallet : Eau de Cologne originelle, Farina 1709

La fin du siècle des Lumières a vu naître d’autres grands noms de parfumeurs, tels que Houbigant et Lubin.

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Toutes les modes du règne de Louis XV sont “l’expression d’inconstance et de frivolité” 

“Pendant que des philosophes… ou railleurs préparent la Révolution, le monde aristocratique semble se dire avec le roi : bah ! Cela durera autant que moi !…
Les spectacles, les salons, les romans, la frisure, la danse et les arts futiles sont préférés aux sciences…”19

Les bonnes manières, le besoin de se montrer sous son meilleur jour, s’enrichir, toutes ces envies sont passées au peuple. 
“Une marchande mêle à son commerce… des grâces qui séduisent les bourses… , le domestique sait qu’on le prend moins pour le service utile que pour le service brillant : il s’y ajuste (…) 
Il faut être bien familier avec les usages pour ne pas se méprendre entre une femme qui sert et la maîtresse qui est servie… Encore quelques nuances et il ne manquera au peuple pour être de bonne compagnie, que de pouvoir dire : Mes gens, mon hôtel, mes terres, mes aïeux”.20

On peut en déduire que les modes de l’époque Louis XV ont apporté une évolution de mœurs dans la société française et ont fait naître des aspirations de plus en plus élevées au sein des classes moyennes. 

Malheureusement, les excès des toilettes au temps de Louis XVI et de Marie-Antoinette, le goût de la démesure, la morgue des couturiers et des coiffeurs n’étaient plus de connivence avec le peuple.

Quoique d’assez courte durée, ils ont, hélas, conduit à la destruction du modèle de raffinement qu’étaient les modes et leurs reflets sociaux sous le règne précédent.
En tournant le dos à l’Ancien Régime, la Révolution a enterré définitivement l’excellence du modèle français qui guida l’Europe par le passé.

Anicet Charles Lemonnier : Lecture de la tragédie “l’Orphelin de la Chine” de Voltaire, dans le salon parisien de madame Geoffrin, Musée du Château de Malmaison

NOTES

1. Charlotte Stephan, La robe en France (1715-1815) : nouveautés et transgressions, HAL Id : dumas-01547219

2. La mousseline était une fine toile des Indes.

3. op.cit.

4. Louis Fuzelier (1672-1752), auteur dramatique, librettiste, poète, chansonnier français.

5. Histoire de la mode en France par Emile de la Bédolière, 1858, éd. Méline, Cans et Cie, Bruxelles.

6. op.cit.

7. op.cit.

8. “Rubans et tissus sous Louis XV, la BnF dans mon salon”, présentée par Corinne Le Bitouzet, conservateur au département des Estampes et de la Photographie à la BnF.

9. Le chapeau le plus en vogue au XVIIIe siècle. De forme triangulaire à bords repliés sur la calotte en trois cornes, d’où son nom.

10. Les échantillons de tissus de robes de la reine Marie Leszczynska et ceux de la collection du Maréchal de Richelieu nous prouvent que les imprimés dominaient à la Cour sur les unis : seulement trois, sur plus d’une vingtaine d’exemplaires.

11. Mesdames nos aïeules. Dix siècles d’élégance. Le blog Gallica.fr

12. Lefèvre (maître coiffeur) : Traité des principes et de l’art de la coiffure 1778.

13. La coiffure, bel art du XVIII siècle. Le blog https://gallica.bnf.fr/blog/

14. marie-antoinette.forumactif.org

15. op. cit.

16. Sur de l’eau de Fleur d’Orange, extrait de la Cassette des bijoux (1668) d’Antoine Torche (1631-1675). https://www.lamesure.org – art. 20426935

17. Sylvaine Delacourte : Histoire du Parfum, partie 2 (XVIIe-XXe siècles)

18. https://olfathèque.com.fichearticle-10-Le XVIIIe siecle

19. Histoire de la Mode en France par Emile de la Bédolière, 1858 éd. Méline, Cans&Cie, Bruxelles

20. op. cit.

La Famille Danican Philidor (vers 1580-1795)

Deuxième partie :

De la musique et des échecs à la mode

Le second mariage d’André Danican Philidor, dit l’Aîné (1652-1730)

En 1719, Philidor l’Aîné épousa en secondes noces Elisabeth Leroy (1696-1779), de  44 ans sa cadette. Son mariage fit voir le jour à 6 enfants, dont 5 vécurent jusqu’à un âge adulte. 

François-André, dit Philidor le Grand, était le seul garçon et le seul musicien de cette fratrie.
Trois de ses sœurs partageaient le métier de marchandes mercières, tout en restant très attachées à leur frère.  L’aînée de tous, Elisabeth-Hélène, est née le 30 septembre 1722 à Dreux, comme tous les autres enfants qui allaient suivre. Elle était la filleule de Charles Louis de Lacaille, capitaine du château d’Anet et d’Hélène Le Ménestrel, fille du maire de Dreux (acte de baptême du 1er octobre 1722). Marie-Anne est née le 10 octobre 1725, toujours à Dreux. Ses parrain et marraine étaient Pierre Augustin Chaillon, chevalier de Mézières, conseiller au parlement de Paris et  Marie-Anne Clément, femme de Pierre Coustier, receveur de la taille de l’élection de Dreux, conseiller du Roi. Marie-Marguerite, la troisième des soeurs à exercer le même métier, vit le jour le 05 juillet 1728 et eut pour parrain et marraine Pierre Coustier (voir ci-dessus) et Marie-Marguerite Chalons, veuve de M. de la Garde, maître des requêtes et secrétaire des commandements de la duchesse d’Orléans. Les noms et les fonctions des parrains et marraines des filles de Philidor l’Aîné, témoignent du prestige et de la considération dont il jouissait auprès des élites de Paris et de la région de Dreux. La plus jeune de toute la fratrie, Françoise-Agathe, née en 1729,  épousa en 1762 un aristocrate, Laurent-François Desneux, écuyer, seigneur du Portail, commissaire au régiment des gardes françaises. Elle mourut en couches en 1764, au château du Portail à Villeherviers.

Marie-Anne et Marie-Marguerite furent émancipées1 en 1746. Il est possible que leur sœur aînée fût déjà apprentie dans une boutique de mercerie.
Sans connaître la date exacte à laquelle elles ont ouvert leur propre magasin, nous savons qu’elles étaient mercières et marchandes de modes de la reine Marie Leszczynska.  Leur commerce se trouvait dans le quartier de Saint Germain à Paris. Il existait déjà avant 1755, date à laquelle leur frère mit en vente sa partition de l’Art de la modulation à son domicile, c’est-à-dire “chez les demoiselles Philidor, marchandes de modes de la Reine”, dont il était locataire.

Denise-Jeanne Lettrier, une petite-nièce des soeurs Philidor, était la fille de leur demi-frère, Anne Danican Philidor2. Elle était très liée avec elles, du fait d’être d’un âge très rapproché : elle est née le 7 novembre 1733. Elle rejoignit leur commerce et devint, elle aussi, marchande mercière.
Elle n’a jamais quitté ses tantes et habitait avec Marie-Marguerite rue du Four en 1764. Toutes les deux allaient s’installer plus tard chez Elisabeth-Hélène, rue Taranne, qui faisait partie du faubourg Saint Germain, elle aussi.

C’était là où elles recevaient presque tous les soirs Denis Diderot, un grand ami de leur frère3

Charles-André Van Loo – Denis Diderot

Elisabeth-Hélène, Marie-Marguerite et Denise Lettrier sont restées sans alliance et ne se sont jamais quittées durant leur vie.

F. Boucher – Une marchande de modes, 1746

Seule Marie-Anne se maria avec Joseph Fortin, marchand mercier et officier juré-crieur4 à Paris, nommé en 1755 pour cette charge.  Leur mariage eut lieu à Saint Sulpice, le 24 mai 1760 et leurs témoins furent le frère de la mariée François-André et leur cousin Nicolas Danican Philidor. L’acte de mariage signale comme profession de François-André, “marchand mercier”5.  C’était un deuxième mariage de Joseph Fortin, après le décès de sa première épouse. Il en a eu un fils, Gabriel-Joseph, né en 1749. L’enfant fut pris en charge par Marie-Anne Danican Philidor et sa famille.  Son émancipation tardive en 1767 mentionnait encore la présence de François-André Philidor, en tant que témoin.  Gabriel-Joseph Fortin connut une fin tragique. Il fut guillotiné en place de Grève le 25 mai 1794, suite à sa condamnation comme “prévaricateur”.
Marie-Anne et Joseph Fortin eurent un enfant unique, André-Joseph, né en février 1765. L’enfant n’a vécu que 15 mois. Il est décédé à Houilles en mai 1766, où ses parents l’avaient placé en nourrice. Il est probable que Marie-Anne travaillait avec son mari, à leurs affaires de mercerie.

La vogue du commerce de la mode au XVIIIe siècle

Il faut maintenant expliquer ce qu’était le métier de mercier et de marchande de modes, sous l’Ancien Régime.

De nos jours, le mot “mercier” a perdu depuis longtemps son vrai sens: “merx”, qui signifiait “tout ce qui se vend”. Denis Diderot en a donné la définition suivante dans l’Encyclopédie “Merciers, marchands de tout, faiseurs de rien”. C’était l’exacte définition de ce métier. Ces marchands servaient d’intermédiaires entre les fabricants et le public.  La corporation des merciers était l’une des plus anciennes: un acte de 1137 précise déjà l’existence de ce métier. D’après Jacques Savary des Bruslons6: “La corporation des marchands merciers constituait le troisième des Six-Corps de la Ville7, où on le regardait comme le plus noble et le plus excellent de tous les Corps des Marchands : “d’autant que ceux qui le composent ne travaillent point et ne font aucun ouvrage de la main, si ce n’est pour enjoliver les choses qui se sont déjà faites et fabriquées”.

Le statut des merciers du XVIIIe siècle prévoyait notamment “être Français, avoir fait apprentissage pendant trois ans et servi les marchands durant trois autres années, en qualité d’apprenti(e)”. Ensuite ils étaient reçus au sein de leur corporation en qualité de maître (maîtresse). Le statut des femmes était plus compliqué.  Si elles étaient mariées, elles travaillaient avec leurs maris. Elles pouvaient continuer leur commerce si elles devenaient veuves et que leurs affaires prospéraient bien. 

Les femmes sans alliance devaient être représentées par un homme, même s’il n’exerçait pas leur métier. Par contre, il avait le droit au titre de la profession qu’il représentait. Exemple : le musicien François-André Philidor qui signait “marchand mercier” sur les actes d’état civil, car il représentait ses sœurs qui travaillaient dans leurs boutiques de mercerie. C’étaient elles, en revanche, qui étaient les représentantes de leur corporation devant la Ville, les autorités ecclésiastiques et devant le corps des autres métiers.

En résumé : les marchandes de modes étaient des mercières qui intervenaient sur l’ornementation des habits finis, cousus préalablement par des tailleurs ou des couturières. Elles pouvaient fabriquer des pièces accessoires telles que ceintures, cravates, nœuds, manchettes etc. à partir des matières et des étoffes préexistantes, telles que: taffetas, velours, plumes, dentelles, rubans, galons, fleurs artificielles, galons, tulle, fourrures…pour embellir un vêtement ou mettre en valeur une coiffure. 

Rubans de France
Etoffes de France

Vers le milieu du XVIIIe siècle, elles étaient au centre de la mode dont elles définissaient souvent les tendances.      

Renversement des influences

A partir du milieu du XVIIIe siècle, ce n’était plus la Cour qui dictait la mode, mais la Ville, en l’occurrence Paris, devenue la capitale européenne de l’élégance.
Les conquêtes coloniales, le développement rapide de l’industrie dû en grande partie à des découvertes scientifiques, ont contribué à l’enrichissement de la bourgeoisie. Ses représentants voulaient désormais accéder au raffinement, au goût et à l’éducation de l’aristocratie, posséder un salon littéraire où ils pouvaient recevoir l’élite intellectuelle et artistique du moment.  

Le commerce florissant de la Compagnie des Indes Orientales, créa en France un engouement sans précédent pour l’Orient. 

Armoiries de la Compagnie des Indes Orientales Françaises

La reine Marie Leszczynska, elle-même, avait commandé pour ses appartements des panneaux et des bibelots qui reflétaient la vie en Chine, sa culture et son art.
La mode était aux collections de tout genre.  La consommation effrénée de la population aisée qui ne cessait de croître, faisait le bonheur des marchands merciers qui pouvaient maintenant vendre tous les objets finis qui arrivaient dans leurs boutiques, y compris du mobilier, des tableaux, des objets de décoration pour l’intérieur ou l’extérieur des maisons.  Il arrivait qu’à la demande des clients, ils transformaient un meuble ou un bibelot, comme s’il s’agissait d’un parement de robe ou de manteau. En un mot, ils se transformaient petit à petit en marchands d’art, comme nous le présente le tableau d’A. Watteau “L’enseigne de Gersaint”.

A. Watteau – Enseigne de Gersaint

Il représente le magasin du riche marchand-mercier, Edmé F. Gersaint, qui a fondé une entreprise familiale, comme c’était le cas de la plupart des commerces.  A droite, devant le comptoir, madame Gersaint présente un miroir à un couple et un jeune homme, peut-être leur fils, de la haute société. Partout ailleurs, l’endroit regorge de meubles, de glaces, de tableaux. Le magasin est ouvert de plain pied sur la rue, pour faciliter le transport d’objets volumineux et permettre aux piétons d’avoir un aperçu rapide de son contenu. Quant aux boutiques des sœurs Philidor, elles devaient ressembler davantage à celle de la gravure de Robert Bénard, destinée plutôt à la vente des matières servant aux collections vestimentaires, au parement des coiffures, peut-être aussi aux bijoux.

R. Bénard – La marchande de modes, 1769

Elles jouissaient probablement d’une haute considération au sein de leur corporation car deux des soeurs, Marie-Anne et Marie-Marguerite, furent élues adjointes de la jurande8 des marchandes de modes en 1776, à l’occasion du rétablissement de leur communauté, la 18ème sur 44, supprimée quelque temps auparavant. Les syndiques9 étaient leur petite nièce, Denise Lettrier, et Marie-Jeanne Bertin dite Rose Bertin, la modiste attitrée de la reine Marie-Antoinette durant son règne. Quant à Elisabeth-Hélène, elle fut chargée par la duchesse de Villars, dame d’atours de la Reine Marie Leszczynska, d’établir la garde-robe de Madame la future Dauphine10, en août 1769.  Elisabeth s’est éteinte exactement un an plus tard, le 12 août 1770, sans alliance et sans postérité. Marie-Anne, la seule parmi ses sœurs à avoir été mariée, habitait la rue Montmartre avec son mari, en la paroisse de St Eustache. La date de sa disparition n’est pas bien connue : entre 1795 et 1801. Marie-Marguerite est décédée en février 1801. Elle vivait toujours avec sa nièce, Denise Lettrier qui lui a survécu un peu plus d’un an; elle est morte en mai 1802.
Toutes les deux logeaient rue du Saint-Sépulcre à Paris, dans le quartier de Saint-Merri, non loin du domicile de leur sœur, Marie-Anne.
Marie-Marguerite était propriétaire d’une maison rue Montmartre d’une valeur de 110 621 francs. C’était une somme importante qui permet de penser que les sœurs Philidor et leur nièce s’étaient constitué un patrimoine considérable, même si nous ne disposons pas de détails venant des inventaires de notaires concernant chacune d’elles. Marie Marguerite n’était certainement pas la seule à avoir été propriétaire de biens immobiliers, entre autres. Nous savons par ailleurs que les marchands merciers étaient souvent très fortunés, surtout ceux et celles qui fournissaient la Cour de Versailles et la famille royale.

L’arrivée de Marie-Antoinette et son mariage avec le futur Louis XVI ont marqué la fin de l’époque Louis XV en matière de mode et de décoration. La toute jeune nouvelle Reine de France11, privée pendant 7 ans de maternité, s’adonnait toute entière aux divertissements et à la débauche vestimentaire.
Les sœurs Philidor vieillissantes ne pouvaient plus concourir avec Rose Bertin12, la jeune styliste et marchande de modes, qui fournissait déjà toute la haute société parisienne. Son magasin, “Le Grand Mogol”, était l’un des plus courus à Paris.  Mademoiselle Bertin réussit à séduire rapidement Marie-Antoinette, à l’instar de Léonard, la coqueluche des élégantes en matière de coiffures.  Ses créations démesurées, à base de perruques vertigineuses, tranchaient avec les petites têtes bouclées du temps de la Reine Marie Leszczynska et de la marquise de Pompadour. 

Pierre-Adolphe Hall – Rose Bertin

Commençait l’ère de courte transition entre la fin de l’Ancien Régime et le début de la Révolution Française. Les événements se succédaient maintenant à une vitesse folle, y compris dans le domaine de la Mode.

NOTES

1. Voir l’article précédent.
2. Pour rappel: Anne (1681-1728), était un des enfants du premier lit de Philidor l’Aîné. Il a été fondateur du Concert Spirituel en 1725. En l’ancien temps, le prénom de Anne était autant masculin que féminin.
3. L’amitié que leur vouait le philosophe, étonnait ceux des Parisiens, qui considéraient les deux sœurs Danican Philidor comme peu spirituelles. Il venait peut-être chez elles par amitié pour leur frère.
4. Sous l’Ancien Régime, officier chargé par la ville de faire des annonces au nom des particuliers. Il était assermenté (juré).
5. Sous l’Ancien Régime, le règlement des corps de métiers stipulait que les femmes faisant partie d’une confrérie devaient être représentées par un homme, parfois n’ayant rien à voir avec leur travail.

6. Dictionnaire Universel de Commerce, d’Histoire Naturelle et des Arts et Métiers, Copenhague 1761.
7. Les Six Corps des marchands de Paris: drapiers, épiciers, merciers, fourreurs, bonnetiers, orfèvres; arrêté de 1660 – ordre de préséance. Pour entrer dans le Corps, il fallait “jurer” le métier.
8. Sous l’Ancien Régime, un corps de métier constitué de membres égaux, par le serment mutuel que se prêtaient chaque année, dans la plupart des cas, les maîtres: celui d’observer les règlements, la solidarité et la morale.
9. En France, le syndic apparaît au XIII s. dans le vocabulaire juridique, désignant une personne chargée en vertu d’un mandat spécial de défendre les intérêts d’une communauté. Quant aux syndics de village, ils ont été remplacés par les maires en 1789.
10. Marie-Antoinette de Habsbourg
11. Elle avait 16 ans à son arrivée à Versailles.
12. Marie-Jeanne Bertin, dite Rose Bertin: 1744-1813.

BIBLIOGRAPHIE

Remerciements à Monsieur Nicolas Dupont Danican Philidor pour son aide à l’élaboration du présent article.
– Jacques Savary des Bruslons – Dictionnaire Universel de Commerce, d’Histoire Naturelle et des Arts et Métiers, Copenhague 1761.
– Bibliothèque La France Pittoresque, 23ème année
– Natacha Coquery – La boutique à Paris au XVIIIe siècle (Histoire Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2006)

La Famille Danican Philidor (vers 1580-1795)

Première partie :

De la musique aux échecs

Avant-propos

Il existe des familles, dont l’histoire ressemble à un roman-fleuve. Leur pérennité les dote parfois de dons exceptionnels.

Face à des dynasties romanesques, issues de l’imagination des écrivains, les Danican Philidor constituent une famille authentique, dont les ancêtres ont laissé une empreinte indélébile dans la Culture et les Arts de France. En deux siècles ils lui ont donné 14 musiciens dont 7 étaient aussi compositeurs et c’est le plus jeune parmi eux qui porta leurs talents au sommet de l’art musical, sous les règnes successifs de Louis XV et de Louis XVI.

La vie et l’oeuvre de François-André Danican Philidor, dit “Philidor le Grand”, arrière-petit-fils du fondateur de cette dynastie, constitueront le sujet principal de la première partie du présent article.

Les Aïeux

La première Bibliothèque de musique de France

L’histoire des Danican ou Duncan, mais pas encore Philidor, débuta avec le hautboïste Michel, musicien d’origine écossaise, dont l’aïeul était arrivé en France, peut-être avec la jeune reine d’Ecosse, Marie Stuart, épouse de François II, roi de France.

Né vers 1580, il a servi dans l’armée française dans le Dauphiné, pendant la guerre contre la Savoie.

Entré comme hautboïste à la Musique du Roi, il suscita l’admiration de Louis XIII qui le compara au célèbre joueur italien du même instrument, Filidori.
Michel Danican, fier du compliment royal, rattacha ce nom au sien, en le francisant; peut-être, pour ne pas créer d’ambiguïté. 

Désormais, il s’appelait Michel Danican, dit Philidor (1).

Toute sa descendance, jusqu’à nos jours, continua à signer de ce double nom leur identité.

Le petit-fils de Michel, André Danican, dit Philidor l’Aîné (par rapport à son frère cadet Jacques, musicien, lui aussi) poursuivit la tradition familiale de joueurs d’instruments divers au service des Rois de France, en devenant “musicien ordinaire du Roy”.

Portrait d’André Danican Philidor dit l’Aîné

Comme d’autres musiciens du Roi, il choisit son blason:  D’argent, à une lyre de sable, au chef d’azur, chargé d’un soleil d’or rayonnant.

Compositeur prolixe autant que musicien, il s’attira l’estime de Louis XIV qui lui confia la fonction de Garde de La Bibliothèque Royale de Musique. Philidor l’Aîné a rejoint dans cette tâche François Fossard, symphoniste du Roi à partir de 1683 (2). A la mort de celui-ci en 1702, André devint le bibliothécaire de la musique du Roi à part entière.

En poursuivant le travail de Fossard, André répertoria toutes les partitions en usage à la Cour de France depuis Henri IV. 

Il sauva ainsi un patrimoine inestimable, dont le fonds se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale de France. Il porte le nom du Fonds Philidor.

Il fut marié une première fois avec Marguerite Mouginot dont il eut 17 enfants dont Anne Danican-Philidor, fondateur du Concert Spirituel en 1725. 

Anne fut le premier à imaginer des concerts publics à grand chœur et grand orchestre.
Pour ne pas faire d’ombre à l’Académie Royale de Musique (Opéra), le Concert Spirituel fonctionnait pendant les mois de fermeture annuelle de l’Académie.
La musique qui pouvait y être jouée ne comportait que des œuvres de musique sacrée. En peu de temps, il devint la deuxième plus grande salle des concerts parisiens.

La nouvelle génération

A 70 ans environ, en 1719, André Philidor l’Aîné épousa Elisabeth Leroy, de plus de 40 ans sa cadette. 
Six enfants sont nés de ce mariage, dont cinq ont atteint l’âge adulte.
Ce sont eux qui constituent les principaux personnages de cet article en deux parties, car tous les quatre ont eu des rapports directs avec la reine Marie Leszczynska et la Cour de Louis XV.
Il s’agit de:

  • Elisabeth-Hélène (1722-1770)
  • Marie-Anne (1725-entre 1795 et 1801)
  • François-André (1726-1795)
  • Marie-Marguerite (1728-1801)
  • Françoise-Agathe (1729-1764)

Tous ces enfants ont vu le jour à Dreux, où André Danican Philidor l’Aîné s’était retiré après la mort de Louis XIV.

La maison des Philidor à Dreux

Les trois filles aînées allaient exercer le métier de marchandes de mode à Paris et y tenir des boutiques de mercerie. Elles furent nommées marchandes de mode de la reine Marie Leszczynska jusqu’à son décès, et ensuite celles de Madame la future Dauphine, Marie-Antoinette de Habsbourg.

La seconde partie de cet article leur sera dédiée.

Les débuts de François-André Danican Philidor, “le Grand Philidor”

Le 21 août 1738, le duc Charles de Luynes, chroniqueur de la Cour de Louis XV, nota dans son Journal: 

“Quelques jours auparavant, le Roi avait entendu un morceau d’un page de la musique, nommé Philidor. Il n’a que 13 ans (famille connue dans la musique) et a déjà fait trois motets. Celui-ci a été trouvé bon et a été exécuté à la Chapelle deux fois de suite. Le Roi lui a donné 5 louis et promis d’en donner 2 supplémentaires à chaque motet qu’il ferait”. 

Ce jeune page était le fils du second lit d’André Danican Philidor l’Aîné, François-André.
A son émancipation (3), à un âge entre 8 et 10 ans, il fut confié aux pages de la Musique de la Chapelle Royale de Versailles, où il fut probablement élève d’André Campra. 

Il allait dire plus tard qu’il considérait Versailles comme son véritable lieu de naissance “(…) où il a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur lui-même” (cit. de G. Lacarrière, voir la bibliographie).
Sa voix enchantait Louis XV qui le fit savoir plusieurs fois. 

En peu de temps, le petit François-André se mit à la composition. 
Ses premières pièces de musique étaient des motets, chantés pendant les offices religieux à la Chapelle Royale.

Les musiciens de la Chapelle qui attendaient parfois longtemps le Roi, se distrayaient souvent dans une pièce voisine, en disputant des parties d’échecs. François-André les regardait jouer avec grand intérêt.
Un jour, il proposa de remplacer lui-même un joueur manquant et… remporta brillamment la partie engagée.

Sa victoire fit rapidement le tour des cafés parisiens où l’on ne manqua pas de convier le jeune musicien aux parties d’échecs qui y étaient régulièrement menées.

Les traumatismes d’enfance de François-André, marqué prématurément par la mort de son vieux père décédé en août 1730, l’amenèrent naturellement à l’univers du jeu, lui permettant de s’oublier le temps d’une partie acharnée.

A l’âge de la mue, François-André quitta Versailles et alla s’installer à Paris, rue Saint André des Arts, en louant un modeste logis chez un perruquier.
Il vivait chichement de copies de partitions, de leçons de musique, tout en fréquentant les cafés parisiens dont celui du “Cabaret du Caveau”, du Café Maugis, et du “Café de la Régence”, un des plus anciens. 

Les cafés parisiens: le « Procope« 

Il y disputait des parties d’échecs en exposant sa tactique contre celle des joueurs les plus chevronnés. La salle « de la Régence » passait pour être le plus grand club d’échecs au monde.
François-André pouvait s’y mesurer avec Kermuy (Kermur), sieur de Legall (1710-1792), champion « de la Régence », inventeur d’un mat célèbre. 
Il mit quelques bonnes années avant de battre son illustre adversaire. Ensuite, il y parvint plusieurs fois.

Il n’est pas impossible qu’affronter de Legall pendant si longtemps, pût servir de  leçons au jeune Philidor et lui faire faire de remarquables progrès. 

Ce fameux café était fréquenté aussi par Denis Diderot qui devint un des plus fervents admirateurs de Danican Philidor. 
L’encyclopédiste lui rendit hommage à la toute première page de son “Neveu de Rameau”. Il le nomma “Philidor le subtil”, lorsqu’il faisait aller son personnage au “Café de la Régence” regarder les grands joueurs.

Café de la Régence, début XIX s.

Par la suite, Diderot se lia d’amitié avec la famille du musicien, notamment avec ses sœurs. 

Par contre Jean-Jacques Rousseau, de 14 ans son aîné, considérait François-André comme le meilleur joueur du café Maugis. Philidor a travaillé avec Rousseau, mais leur amitié se termina plus tard par une brouille.

Philidor soulevait l’admiration par ses parties à l’aveugle et à l’avantage.
Le jeu d’échecs était une activité gratuite, un divertissement; de ce fait, le jeune Philidor avait constamment besoin d’argent. La musique lui venait alors à la rescousse.

Tous les ans, après son départ de la Cour, François-André offrait à Versailles un grand motet, rémunéré par le Roi qui admirait toujours ses talents musicaux.
L’artiste menait une vie de bohème à Paris. En 1744, il participa à une émeute du parterre de la Comédie Française pour soutenir un acteur, suspendu par la direction. 

Pendant le tumulte, Philidor s’en prit à un garde, ce qui lui valut un rapide jugement et une incarcération pendant deux semaines au Fort l’Evêque, la Bastille des comédiens.

Sa renommée échiquéenne prévalait néanmoins sur le reste; Philidor se trouva invité plusieurs fois par Monsieur de la Pouplinière en même temps que Diderot, Quentin de la Tour, Rameau, le mécanicien Jacques de Vaucanson et tout le milieu d’une élite de scientifiques et d’artistes.

Au château de la Pouplinière, Philidor rencontra signor Lanza, musicien et professeur de chant, accompagné de sa fille, une claveciniste de talent. Ils proposèrent à François-André de les suivre en tournée aux Pays-Bas.
Philidor, qui tirait à Paris le diable par la queue, accepta volontiers leur invitation.
Malheureusement, après une assez courte période, le décès de mademoiselle Lanza mit fin aux concerts; François se retrouva brutalement sans ressources.

Les premiers succès européens de Philidor, champion d’échecs

“Le jeu est très en usage en Europe (…) c’est un état que d’être joueur; ce seul titre tient lieu de naissance, de bien, de probité (…)”  

                                                               Charles L. Montesquieu, Lettres persanes

La musique faisant défaut, Philidor décida de tirer l’autre flèche de son arc: les échecs.
Pour cela, il se rendit à la Haye où il gagna de l’argent en jouant contre des officiers anglais, rescapés de la bataille de Fontenoy. 

Le jeu d’échecs était considéré depuis plusieurs siècles comme “le paradis du sacré », “jeu unique dont personne ne sait quel dieu en fit don à la terre, pour tuer l’ennui, aiguiser l’esprit et stimuler l’âme”.

“Le roi des jeux était forcément le jeu des rois” (4): une multitude de têtes couronnées et d’aristocrates s’y adonnaient avec passion. Philidor ne tarda donc pas à se mesurer au prince de Waldeck qui lui proposa de le suivre à Londres, un autre haut lieu des jeux de cette époque.
En 1749, les esprits des Londoniens étaient chauffés par la présence dans leur ville du champion d’échecs syrien, Stamma, reconnu meilleur joueur d’échecs du monde.
Patatras! Celui-ci s’inclina rapidement devant François-André, peu de temps après son arrivée en Angleterre.

Un autre aristocrate jeta alors son regard sur le nouveau maître des échecs, venu de France. C’était Lord Sandwich, si passionné de ce jeu que son cuisinier, en guise de vrai repas, lui inventait des tartines gourmandes à grignoter pendant les parties qu’il disputait. Et le “sandwich” fut né…

Le prince anglais devait se rendre à Aix-la Chapelle en qualité de représentant du Roi d’Angleterre, mais, ne voulant pas se séparer de Philidor, il l’emmena avec lui. François-André voyagea de nouveau aux Pays-Bas; à Eindhoven il fut présenté au duc de Cumberland, le fils cadet du Roi George II. Celui-ci encourageait le jeune Français à écrire un ouvrage, une sorte de méthode pour apprendre le jeu des échecs. 
La suggestion du duc plut à Philidor qui s’exécuta magistralement de cette entreprise.
L’ Analyze des échecs (5), de plus d’une centaine de pages, vit le jour à Londres, la même année de 1749. Elle s’adressait aussi bien aux professionnels qu’aux amateurs.

Analyze des échecs, première édition

Dans son livre, l’auteur élève ce jeu au rang de la science, pour la première fois depuis son existence, et y enseigne “la réflexion d’un plan de jeu et le pourquoi de chaque coup”(6). Deux nouveaux termes y voient le jour: “la position” et “la défense” de Philidor. Fidèle aux idées des Lumières, il met en avance les pions: “l’âme du jeu d’échecs”, car c’est de leur position que dépend la victoire.

L’ensemble des règles de la stratégie du jeu a valu à Philidor le surnom de ”grand philosophe des échecs”(7). Ce traité est toujours d’actualité à notre époque. Il a connu plus d’une centaine de rééditions. En 2009, un exemplaire datant de 1777 s’est vendu à Londres 300 livres sterling. Cette édition contient le portrait de Philidor par Bartolozzi.

Selon les témoignages, Danican Philidor en tant que joueur d’échecs était “d’une grande lucidité et d’une rigueur de raisonnement à toute épreuve”. 
“(…) peu ou pas d’attaques rapides sur le roi ennemi, mais de lentes manoeuvres aboutissant généralement au gain d’un ou deux pions ennemis, puis des échanges, et enfin la victoire en fin de partie, par la promotion d’un pion en dame”(8).

Le dr Max Euwe, champion du monde des échecs de 1935 à 1937, avait ainsi résumé les mérites de Philidor:
“Il a posé la première pièce de l’édifice du jeu moderne de position.
Il a tiré le jeu d’échecs hors de l’étroite observation euclidienne pour le faire entrer dans le monde sans limites de la pensée cartésienne”.

Nous pourrions rajouter encore à la gloire de Philidor qu’il excellait aussi au jeu des Dames, seulement il n’y prêtait pas le même intérêt qu’aux échecs.

une page de la méthode de Philidor , document gallica.fr B

Joueur d’échecs et compositeur d’opéras comiques

La renommée de Philidor le faisait voyager entre l’Angleterre et le continent.
En 1751, c’est le roi de Prusse, Frédéric le Grand qui l’invita à Potsdam pour se confronter au savant mathématicien et joueur d’échecs, Léonard Euler, considéré comme imbattable. 

Une fois de plus et contre toute attente, François-André sortit vainqueur de cette épreuve. 

Pendant son séjour en Prusse, il fit une ample connaissance avec la musique allemande et prit des cours de contrepoint qu’il jugeait indissociable de l’art de la composition. 

Invité de nouveau à Bad Arolsen par le prince Charles A. de Waldeck, Philidor lui prodigua encore des leçons d’échecs, pour aller ensuite chez le Landgrave de Hesse-Cassel, soucieux, lui aussi, d’améliorer sa stratégie du jeu.

De retour à Londres vers la fin de 1752, Philidor décida de se consacrer davantage à la composition musicale.

C’est dans la capitale londonienne qu’il rencontra Georg F. Haendel, un des plus importants compositeurs allemands du moment.
Etant probablement séduit par Ode for St Cecilia’s Day de Haendel, François-André composa à son tour Ode à l’harmonie pour la fête de la Sainte Cécile sur un poème de W. Congreve.
Son oeuvre fut favorablement reçue par les Londoniens, au théâtre de Haymarket, en janvier 1754.
Après avoir entendu la composition de Philidor, Haendel lui-même parut séduit par la sonorité de ses chœurs. En tant qu’ancien page de la Chapelle Royale de Versailles, Philidor eut l’occasion d’apprendre à maîtriser cet art, d’autant plus qu’à cette époque, les chœurs français passaient pour être les meilleurs d’Europe.

Tout comme Haendel, Philidor fut captivé par le poème La fête d’Alexandre de John Dryden (1631-1700) et le mit en musique durant l’année de 1753.

Au début de 1754, Philidor apprit que le poste de Maître de Chapelle de Versailles avait été libéré et qu’un concours a été lancé pour la composition d’un motet, adressé aux candidats à ce poste.

François-André rentra précipitamment en France; il souhaitait proposer sa candidature en composant Lauda Jerusalem, sur le verset 12 du psaume 147.
Après son audition, Louis XV se montra satisfait, en revanche la reine trouva l’œuvre trop “italienne”, trop légère. Dans le domaine de la religion elle était intraitable et se dressait contre toute idée libertine, que ce soit dans la musique, la parole ou la peinture. 

Exit la Chapelle Royale…

Paris fut plus accueillante à Lauda Jerusalem
Quelques semaines plus tard, donné au Concert Spirituel, le motet remporta un vif succès auprès du public.

Le jugement de la reine nous apprend un détail du style qui caractérisait alors les compositions de Philidor.
Le duc de Luynes s’inscrit dans l’opinion de Marie Leszczynska en écrivant qu’un nouveau motet composé par Philidor ne pouvait pas être considéré comme réussi « car trop dans le goût italien » (décembre 1754).
Il est possible que ces critiques aient pu décevoir François-André pour qu’il se tourne pendant un moment vers la musique de chambre et la composition basée sur la science musicale. 

C’est ainsi que six quatuors ou sinfonias sur L’art de la modulation virent le jour la même année. Composés pour hautbois (ou flûte), deux violons et basse, ils ont été dédiés à Monseigneur le duc d’Ayen. Ils constituent une approche originale des tons majeurs et mineurs mêlant contrepoint et style galant, où chaque tonalité a une couleur et un caractère qui lui sont propres.
Les mouvements au nombre de 3 ou 4 mélangent les éléments de suite baroque et de symphonie classique.

L’Art de la Modulation

Fidèle à la royauté, Philidor écrira encore deux Te Deum en motet, dont un en 1756, pour la naissance du troisième petit-fils de Louis XV, futur roi Charles X.
Cette année-là, les Français se trouvaient toujours sous l’influence de la célèbre Querelle des Bouffons, une dispute à l’échelle nationale autour de deux styles musicaux: français et italien.
Après le succès du Devin du village de Jean-J. Rousseau, défenseur acharné de la musique italienne, un nouveau genre éclot à l’Opéra: le vaudeville, dit opéra comique. Il allait définitivement conquérir les scènes parisiennes tandis que ses créateurs Duni, Monsigny et les époux Favart devinrent rapidement ses apôtres.

Philidor était un musicien éclectique: élève de Campra, il suivit ensuite de près le style allemand et italianisant de Haendel. De plus, ses voyages à l’étranger pendant huit ans l’ont habitué aux changements. Il s’adaptait facilement et était toujours prêt à se mettre au goût du jour. 

L’opéra comique demandait de la légèreté dans la composition, cela convenait très bien au caractère et à la plume de François-André. 
Bien que plongé toujours dans les motets, il s’essaya en 1756 dans un opéra-ballet: Le diable à quatre.
Durant la même année il révisa aussi le ballet de Charpentier, Le retour du Printemps.
 
En 1759 Philidor composa son premier opéra comique à succès, Blaise le Savetier, précédé par Les pèlerins de la Mecque, opéra en vaudevilles.
Comme chez Rousseau, le héros de l’œuvre de Philidor est issu du peuple dont il représente le bon sens et la simplicité.
Pour jouer le rôle principal, Philidor a trouvé un interprète de premier choix en personne du trépident Nicolas Médard Audinot. Cet acteur, chanteur et auteur-compositeur à ses heures, avait déjà acquis une grande renommée dans les vaudevilles (opéras comiques) des foires parisiennes de Saint Germain et de Saint Laurent. Blaise le Savetier a marqué le début de la coopération entre Philidor et Audinot dans le domaine du théâtre musical de foire.
Philidor le musicien allait l’emporter désormais sur le joueur d’échecs, en devenant compositeur d’opéras comiques.

La composition en cette même année de 1759 de Diligam te domine, un motet à grand chœur, ne lui enleva pas sa nouvelle renommée.
Après avoir entendu Blaise le Savetier, Jean-Philippe Rameau lui-même, conseilla à Philidor de renoncer à la musique religieuse pour s’adonner entièrement au théâtre.

A 33 ans, François-André décida de se marier et de fonder une famille. Il porta son choix sur sa cousine, Angélique-Elisabeth Richer, claveciniste et fille de François-Joseph Richer, ordinaire de la Musique du Roi et Surintendant de la Musique du Duc de Chartres. Sa mère était Marie-Elisabeth Leroy, musicienne aux concerts de la reine Marie Leszczynska. Tous deux étaient décédés au moment du mariage de leur fille.
L’acte de mariage des époux Richer-Philidor, datant du 13/02/1760 à Saint Sulpice, précise que le marié est marchand mercier, qu’il est âgé de 33 ans et la mariée en a 18 et demi. Nicolas Danican Philidor (9), ordinaire de la Chapelle et de la Chambre du Roi à Versailles, était présent pendant la cérémonie.
La mention de “marchand mercier” peut surprendre, mais en voici l’explication: à cette époque les femmes versées dans le commerce devaient être représentées par un homme faisant partie d’une confrérie. Philidor rejoignit donc le corps des merciers comme ses sœurs Marie-Marguerite et Marie-Anne, qui avaient un magasin de marchandes de modes rue du Four, dans le quartier du faubourg Saint Germain.
Il devait tenir à son titre de “marchand mercier”, car il le faisait signaler sur tous les actes d’état civil de sa famille et de lui-même.

Le mariage de Philidor se révéla très heureux, les deux époux étant fidèlement attachés l’un à l’autre tout au long de leur vie. Encore en 1783, il écrivait à sa femme depuis Londres: “Nous sommes nés, l’un et l’autre pour être malheureux; mais peut-être n’y a t-il pas deux individus sur la terre, mieux accouplés pour se consoler mutuellement, que nous deux”.
En dehors du clavecin, Angélique-Elisabeth Philidor chantait au Concert Spirituel.
Le couple habitait rue de Cléry; plus tard, en 1783, ils déménagèrent rue de la Michodière, à l’angle de la rue Neuve Saint Augustin (aujourd’hui la rue Daunou).
Sept enfants sont venus au monde et leur descendance s’est prolongée jusqu’à nos jours (10).

Cinq d’entre eux ont vécu jusqu’à l’âge adulte, dont 4 garçons:

André-Joseph (né en 1762), Louis Victoire (1764), Claude-Fréderic (1766), Jean-Baptiste Auguste (1769) et une fille, Elisabeth-Charlotte (née en 1776), appelée tendrement Elyse, la seule musicienne parmi les enfants.
Elle épousa en 1798, Louis-Barthélémy Pradher, pianiste, violoniste et compositeur, professeur au Conservatoire de Musique de Paris (1808-1828) et maître de musique du futur roi de France, Louis-Philippe.

Le travail de Philidor lui prenait toute la journée: la composition le matin, les échecs au Régence l’après-midi, et la soirée à l’Opéra.
Il était naturellement d’une activité débordante, reflétée jusqu’à son corps même, mu par une sorte de mouvement perpétuel. C’était surtout ses jambes qui bougeaient sans cesse, aussi bien pendant une partie d’échecs que lorsqu’il travaillait à une partition à la maison. Sa femme disait alors en souriant: “voilà mon mari qui fait son ver-à-soie”. 
Il devint un compositeur prolifique en ce qui concerne le vaudeville.
A partir de Blaise le Savetier en 1759, il présentait un nouvel opéra tous les ans, en dehors de ses séjours à Londres. 

Le Sorcier, Tom Jones et surtout sa tragédie lyrique, Ernelinde, la princesse de Norvège, lui ont assuré la renommée au-delà des frontières françaises. Ernelinde est considérée comme le seul opéra de Philidor.
Après l’avoir entendu, le roi Louis XV aurait accordé à Philidor une pension de 600 livres sur sa cassette personnelle.

Lorsque César Franck prit connaissance d’Ernelinde, en 1883, il dit: “ce qui distingue le plus ce compositeur, c’est la réunion de ces trois qualités: musicien, peintre et poète” (11). Franck a saisi parfaitement le caractère de l’art de Philidor en tant que musicien. Nous pourrions rajouter une quatrième qualité: le charme, qui se reflète dans un sourire aimable exprimé dans le buste de Philidor, sculpté par Augustin Pajou.

Le mélange de styles musicaux dans les compositions de Philidor a suscité des opinions contradictoires de ses contemporains.
Pour Denis Diderot, il a “inventé” la musique italienne en France; pour Grétry, il était le plus allemand des compositeurs français! Dans ce contexte, tous les jugements sont possibles: ne nous en privons pas! 

Champion d’échecs et compositeur reconnu

Avoir une famille nombreuse exigeait de Philidor des revenus considérables.
Les parties d’échecs ne rapportaient rien. Les opéras ne constituaient pas de revenus suffisants et les commandes de la Cour arrivaient rarement: le temps était toujours à l’économie, car les finances de la monarchie se relevaient plus que péniblement des dépenses causées par la guerre de Sept Ans.
Dans ce contexte, François-André décida de tenter une nouvelle chance dans la capitale britannique en 1771.

Les meilleurs joueurs d’échecs se pressaient à Londres comme par le passé. Les Anglais réservèrent au Français un accueil chaleureux. 
Philidor prit ses quartiers au Salopian Coffee House, dans Charing Cross pour une « saison”,  c’est-à-dire les cinq premiers mois de l’année qui correspondaient à la période d’activité du Parlement anglais où se recrutaient les joueurs fortunés.
Les 100 membres de l’Association des joueurs d’échecs lui versaient pour sa présence 3 guinées par an, certains même 50 guinées. Cette habitude devait perdurer pendant tout le temps des séjours londoniens de Philidor.
Il doublait ces revenus avec les gains de leçons particulières, au prix d’une couronne la leçon, et les enjeux sur l’issue des parties à l’avantage devant des spectateurs payants.

La nouvelle édition de son Analyse du jeu des échecs en 1777 constitua aussi un apport de revenus grâce à une cinquantaine de souscripteurs fortunés, tels que le futur roi de France Louis XVIII, le fameux joueur breton Kermur de Legall, le prince de Talleyrand, D. Diderot et Lady Ove, épouse d’un amiral anglais qui battait aux échecs Benjamin Franklin et Voltaire.

Analyse du jeu d’échecs, édition de 1777

Philidor est devenu le plus grand champion d’échecs d’Europe.
Il excellait dans les parties à l’aveugle. Il existe une gravure le représentant les yeux bandés, en train de disputer une partie avec  l’ambassadeur de Turquie.

Une partie d’échecs à l’aveugle contre l’ambassadeur de Turquie

Un de ses efforts de mémoire fut rapporté dans News Papers, en mai 1783:
“Hier, au club de joueurs d’échecs, dans la rue St James, monsieur Philidor a fait une de ces étonnantes parties pour lesquelles il a tant de réputation. Il a joué à la fois trois parties différentes sans voir un seul des échiquiers(…)”

Ces effroyables efforts de mémoire le privaient pendant un long moment de ses facultés intellectuelles: il ne voyait ni n’entendait presque plus.
Diderot, en ami fidèle, s’en inquiétait et le lui fit savoir dans une de ses lettres:
“(…) Je serais plus disposé à vous pardonner ces essais périlleux si vous eussiez gagné à les faire cinq à six cents guinées. Mais risquer sa raison et son talent pour rien, cela ne se conçoit pas. Il y a de la folie à courir le risque de devenir imbécile par vanité”.

Une des plus extraordinaires rencontres que Philidor ait pu faire aux échecs fut la partie jouée contre un automate du baron hongrois, Wolfgang de Kempelen. Cette invention était composée d’un androïde et d’un jeu de miroirs, qui permettait au joueur caché de voir la position des pièces sur l’échiquier. 

Une partie de ce qu’il gagnait assurait à François-André une existence modeste à Londres, le gros partait pour Paris afin de subvenir aux besoins de sa famille.
Il retournait ainsi une partie de chaque année auprès des siens, et repartait de nouveau pour Londres, pour une nouvelle session du Parlement. 
En 1776, le dernier de ses enfants, sa fille Elisabeth, venait de naître. Un an auparavant, pendant son retour à Paris, il composa Les femmes vengées, un de ses opéras bouffe les plus populaires, jusqu’à nos jours. 

Il composait aussi pendant ses séjours à Londres. Son ode profane Carmen Saeculare, sur les paroles d’Horace, remporta un grand succès lors de sa première le 26/02/1779, au Free Mason’s Hall. Le poète romain destinait son œuvre aux Jeux séculaires, célébrés à Rome en l’an 17 av. J.C. 

Philidor aurait dit de sa composition qu’elle était l’alliance de science musicale et du raisonnement exact du jeu d’échecs. C’était aussi le premier ouvrage où la prosodie latine fut strictement respectée. Catherine, l’impératrice de Russie s’en fit envoyer une copie de la main de l’auteur lui-même.

Malgré son travail incessant, Philidor avait souvent du mal à joindre les deux bouts. En janvier 1783 sa situation financière était alarmante et il ne s’en cachait pas en écrivant à sa femme: “(…) je n’ai que des espérances à donner un acompte pour la pension de nos plus jeunes (enfants) qui va en augmentant (…), mais que faire, ma chère amie? (…) Je t’encourage à prendre patience (…) pense à chaque instant et rêve toutes les nuits que tu as pour la vie un ami véritable qui t’aime tendrement et mettra tout en oeuvre pour te rendre heureuse ».
François-André vivait chichement. Dans une autre lettre à sa femme, il écrivait:
“Le matin entre 9h et 10h, je déjeune de bon appétit, avec du pain et du beurre et mon thé. J’écris et je vais faire des visites. Je rentre à 3 heures pour faire ma toilette; à 5 heures je me mets en marche pour le dîner; à 8 heures je me rends au Club; je sors à 11h30; je rentre chez moi, où je bois 3 verres de vin seulement et je me couche. Cela n’est pas fort gai…”

Pourtant, avec le temps, il devint boulimique et se mit à avoir des crises de goutte. Il ne refusait plus aucune invitation à faire un bon repas pour chasser des idées moroses qui l’envahissaient quand il était seul. 

Chez son ami, le comte de Brühl, ambassadeur de Saxe qu’il battait régulièrement aux échecs, Philidor pouvait se régaler de repas exceptionnels, car le comte avait une des meilleures cuisines de Londres. C’était des festins où ils passaient plusieurs heures à table, entre « une partie de whist, des chansons en chorus et des canons” et qui se terminaient le lendemain au petit matin.

Longtemps réticent, Philidor finit par se faire initier à la franc-maçonnerie en 1783 et devint membre de la Loge Olympique de Londres trois ans plus tard, en 1786.
Elle fonctionnait comme tous les clubs anglais: “c’était une assemblée de pairs, qu’ils fussent membres de la Chambre des Lords ou des Communes, hommes de lettres ou d’artistes; ils avaient reçu la même éducation, ils appartenaient à la même classe et avaient le même mode de vie” (12). 

Philidor fréquentait la Cour d’Angleterre. En 1789, il reçut la commande pour une œuvre vocale afin de saluer le recouvrement de la raison par le roi George III. 
Cette nouvelle ode, appelée Anglaise, fut donnée le 8 juin 1789 au Hanover Square Rooms. Deux mois plus tôt, Philidor avait écrit à son épouse: “(…) j’ai fait l’impossible pour me mettre en peu de temps au fait de la prosodie et de l’accent de la langue anglaise”.

La Révolution française : l’exil et la fin

Lorsque la révolution éclate en France, elle prend au piège Danican Philidor.
Il ne peut retourner à Paris et y est considéré rapidement comme un émigré.
Le fait que son quatrième fils, Jean-Baptiste combat dans les rangs de l’Armée du Nord de la République, ne change rien à son statut.
Le 25/01/1791, François-André, désespéré, demande à son fils aîné de « présenter un mémoire” pour plaider sa cause auprès d’un haut personnage révolutionnaire: 
“Monsieur Philidor, citoyen actif de la Bibliothèque, ayant payé sa capitation et son quart en entier du don patriotique a, depuis 1776, passé à Londres les hivers, pour pouvoir y amasser quelques guinées pour les dépenses au maintien de sa nombreuse famille, et que, depuis 15 années qu’il fait ses voyages, il a fait revenir en France la somme de 2200 guinées au moins, ce qui est loin des fugitifs qui mangent l’argent de la France dans les pays étrangers”.

Philidor refusait de se considérer comme un émigré, tout en soulignant son soutien à la République et à la Révolution. Malgré cela, il restait suspect aux yeux de la police, peut-être, parce qu’il continuait à recevoir son traitement de musicien de Cour sur la cassette du Roi, jusqu’en 1791.
En décembre 1793 Philidor était aux abois et se plaignait à sa femme qu’il était rongé non pas par la goutte, mais bien par tous les soucis et chagrins qui l’assaillaient. Il ne pouvait même compter sur le comte de Brühl qui tardait souvent à lui remettre l’argent dû des parties d’échecs, sans se soucier de ses problèmes financiers.  “(…) Je n’aurais jamais imaginé que sur mes vieux jours le jeu d’échecs serait ma seule ressource et que mon principal talent et mes ouvrages qui m’ont coûté des veilles, ne me servent à rien”, écrivait-il à son épouse. Cela voulait dire qu’il ne recevait plus de commandes de compositions.

Il tenta en vain de revenir en France en renouvelant son serment civique avec une procuration. En mai 1795, il demanda à sa femme d’aller au plus vite à la municipalité pour demander un passeport pour lui.
Ce passeport tant attendu arriva trop tard; Philidor ne revit jamais son épouse ni ses enfants. 

Il décéda dans la capitale britannique le 03/09/1795, d’une crise de goutte, hors saison échiquéenne et dans la solitude, car tous ses amis se trouvaient soit dans leurs demeures de campagne, soit sous les armes, pour certains.
Un quotidien londonien mentionna ainsi sa disparition:
“Lundi dernier, Mr Philidor, le fameux joueur d’échecs a avancé son dernier pion vers l’autre monde.”

Il fut inhumé en l’église St James (paroisse St Pancrace). L’église a été bombardée en 1940 par les Allemands et la dépouille de Philidor fut transférée sans dalle, dans le petit cimetière de St James, aujourd’hui jardin public.
François-André Danican Philidor à qui la postérité donna le surnom de “le Grand” a perdu sa partie contre la mort.
“Les échecs, c’est comme la vie, avec cette différence que, dans la vie, il n’y a pas de partie de revanche”. (S. Freud).

Les hommages

« Que le bon soit toujours camarade du beau »

Jean de la Fontaine

Lorsque la nouvelle de la mort de Philidor arriva en France, la ville de Paris commanda un buste de l’artiste: il s’agissait peut-être d’une nouvelle commande à Augustin Pajou qui en a déjà sculpté un en 1783. Ensuite, plusieurs copies en plâtre en firent réalisées. L’original fut offert à la veuve, madame Elisabeth Philidor. Une inscription y fut gravée :

Avoir ton âme et ton génie

Par les mains de Pajou voir ton buste sculpté, 

C’est, selon moi, le sort le plus digne d’envie

C’est être deux fois sûr de l’immortalité.

Le buste de Philidor par Augustin Pajou – collection Marcelle Benoit

Pierre Monsigny, compositeur et sociétaire de l’Opéra Comique National, adressa une lettre à ses camarades et artistes:

“Citoyens! Lorsqu’en 1793, je vous ai prié de disposer en faveur du célèbre Philidor de la pension que vous m’aviés fait l’amitié de m’offrir, je vous ai dit que Philidor le méritait plus que moi par ses talents. (…) Aujourd’hui, mes chers concitoyens, je vais vous faire une autre prière. Philidor est mort, il laisse une veuve sans fortune, faites -moi l’extrême plaisir de me permettre de vous prier de laisser à la citoyenne Ve Philidor la jouissance de cette pension. (…); le bonheur d’obliger la veuve d’un grand artiste est si doux à mon coeur que vous ne me refuserés pas ce moment de jouissance. 

Je suis à jamais votre amy et votre admirateur. Salut et fraternité. Monsigny”

Mme Philidor avait déménagé alors au 139, rue Montmartre, dans ce qu’on appelait le “quartier du contrat social”, d’après le titre d’un ouvrage de J. J. Rousseau qui habita auparavant ce secteur. Elle décéda à Paris le 15 septembre 1809.

André Grétry, compositeur et inspecteur du Conservatoire de Musique de Paris (fondé en 1795), rédigea une lettre destinée à la presse, afin d’apporter un message personnel en mémoire de l’artiste défunt:

“Philidor n’est plus, mais il vivra dans la mémoire des hommes (…) Musicien profond, c’est lui qui le premier fit entendre sur la scène française des accents mélodieux des Italiens, joints à la force de l’harmonie et du génie des Allemands. (…) il pouvait ranger une succession de sons avec la même facilité qu’il jouait une partie d’échecs. Nul homme n’a pu le vaincre à ce jeu, rempli de combinaisons; nul musicien n’aura plus de force et de clarté dans ses compositions que Philidor n’en a mis dans les siennes. Il fut bon époux, bon père, bon ami (…), il sera donc pleuré de ses parents et de ses amis, et tous les artistes et amateurs des beaux-arts regretteront longtemps cet homme, si justement célèbre.”

Pour terminer, il suffit d’ajouter qu’un buste de Philidor orne la façade sud-ouest de l’Opéra Garnier et qu’une rue de Paris, dans le XXe arrondissement porte son nom.

Buste de Philidor sur la façade de l’Opéra
Plaque de rue de Paris

La méthode du jeu d’échecs de Philidor a traversé les âges sans la moindre ride et reste toujours une référence de valeur pour les joueurs et les apprentis.

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Liste des oeuvres musicales de François-André Danican Philidor, « le Grand »

  • 2 motets: 1738, 1743, 1 motet en musique latine, fin 1752
  • Motet à grand choeur Hymn for St Cecilia’s Day, 1753
  • Lauda Jerusalem, 1754
  • L’art de la modulation: six quatuors ou symphonies pour 2 violons, hautbois ou flûte et basse, 1754
  • Te Deum 1755
  • Le diable à quatre, opéra-ballet 1756
  • Le retour du Printemps, révision du ballet de M. A Charpentier 1756
    Te Deum pour la naissance du comte d’Artois 1756
  • Les pèlerins de la Mecque, opéra comique en vaudevilles 1758
  • Blaise le Savetier, opéra comique 1759
  • Diligam te domine, motet à grand choeur 1759
  • L’Huître et les Plaideurs ou le Tribunal de la chicane, opéra comique 1759
  • Le Quiproquo ou le volage fixé, opéra comique 1760
  • Le soldat magicien, opéra comique 1760
  • Le jardinier et son seigneur, opéra comique 1761
  • Le maréchal ferrant, idem
  • Le triomphe du Temps, idem
  • Sancho Pança, Gouverneur dans l’Isle de Barataria, idem
  • Le Bûcheron ou les 3 souhaits, opéra comique 1762
  • Ariette pour le Devin du village, intermède de J. J. Rousseau 1763
  • Les fêtes de la Paix, divertissement scénique 1763
  • Le Sorcier, opéra comique 1763
  • Requiem pour Rameau 1764
  • Tom Jones, opéra comique 1765
  • 6 ariettes pour le roman Histoire amoureuse de P. Lelong et et de sa très honorée dame Blanche Bazu 1765
  • 12 ariettes périodiques 1766
    Ernelinde, princesse de Norvège, tragédie lyrique 1767
  • Le jardinier de Sidon, opéra comique 1768
  • La Chasse, symphonie 1768
  • L’Amant déguisé ou le Jardinier supposé, comédie en 1 acte, mêlée d’ariettes 1769
  • La Rosière de Salency, comédie 1769
  • La nouvelle Ecole des femmes, opéra comique 1770
  • Le bon fils, idem 1773
  • Te Deum, Paris 1770
  • Mélide ou le navigateur, comédie en 2 actes et en vers, mêlée d’ariettes, 1773
  • Berthe, comédie pastorale héroïque, 1775
  • Les femmes vengées opéra comique 1775 Paris
  • Carmen saeculare, oratorio profane 1777 Londres
  • Persée, tragédie lyrique en 3 actes  1780  
  • Thémistocle, idem  1785
  • L’amitié au village, opéra comique 1785
  • La belle esclave, opéra comique 1786
  • Le mari, comme il les faudrait tous, opéra comique 1787
  • An Ode of his Majesty Recovery (Ode Anglaise) 1789
  • Te Deum et Domine salvum fac regem, motets à grand choeur 1789
  • Canon scientifique, 1789
  • Bélisaire, tragédie lyrique Londres 1795, représentée à Paris le 3 octobre 1796
  • Protogène, drame lyrique non achevé, 1795 Londres

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Je remercie madame Cécile Coutin et M. Nicolas Dupont Danican Philidor pour leur aide complémentaire à ma recherche sur la vie de François-André Danican Philidor.
Je prie aussi tous les connaisseurs du jeu d’échecs, de bien vouloir me pardonner les éventuelles maladresses que j’aurais pu commettre vis-à-vis du langage de “ce noble jeu”.

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Bibliographie

Le Palamède, revue mensuelle des échecs. Article Philidor peint par lui-même, par M.M. De la Bourdonnais et Méry 1847, d’après les Mémoires de son fils aîné, André Joseph Philidor. BnF, dép. Littérature et Art V-48738 (48746)

Georges Lacarrière, Un grand joueur: François-André Danican Philidor, Recueil de l’Académie de Montauban: sciences, belles-lettres, arts, encouragement du bien 1999 Académie de Montauban, 2013-117011 BnF

J.François Dupont Danican Philidor et Marcelle Benoit: Philidor: musicien et joueur d’échecs  Picard 1995

Nicolas et J. François Dupont Danican Philidor: Les Philidor: une dynastie de musiciens  Zurfluh 1995

NOTES

  1. Il existe une autre explication du sobriquet de Danican: le mot gaélique “filidh” désignant les anciens bardes écossais.
  2.  Les deux hommes publièrent ensemble le Privilège d’édition de Louis XIV, en 1695: “Nos chers et bien-aimés André Danican Philidor et François Fossard, tous deux Ordinaires de notre musique, nous ont fait remonstrer, que depuis trente années, ils ont recueilli avec soins par nos ordres, tous ce que les plus célèbres musiciens de l’Europe ont composé de plus beau, tant pour la Musique de la Chapelle, Musique de notre Chambre, Symphonies instrumentales, qu’autres pièces choisies des Opéras qui ont été faits dans les pays étrangers dont ils ont rassemblé pour notre service plus de mille volumes écrits à la main qui n’ont point encore été imprimez dans notre royaume”.
  3. Sous l’Ancien Régime, l’émancipation d’un enfant ou d’un adulte correspondait au moment où il quittait la tutelle parentale. Cela ne dépendait pas de son âge. Un acte officiel, signé par le ou les tuteur(s) de ladite personne, confirmait légalement son émancipation.
  4. Georges Lacarrière: Un grand joueur: François-André Danican Philidor, Recueil de l’Académie de Montauban, Janvier 1999
  5.  L’analyse des échecs: contenant une nouvelle méthode pour apprendre en peu de temps à se perfectionner dans ce noble jeu. Par A. D. Philidor 
  6.  op.cit.
  7.  Richard Réti: Les idées modernes aux échecs, éditions Payot et Rivages, Paris 1997
  8.  www.creachess.com
  9.  Il s’agit d’un cousin germain de François-André qui était le fils de Jacques Danican Philidor, dit le Cadet.
  10.  Parmi les descendants de Philidor, on peut nommer Mrs Jean-François Dupont Danican Philidor, capitaine de navire, décédé en 2005 et l’ingénieur Nicolas Dupont Danican Philidor. Tous deux, avec le soutien de l’éminente musicologue Marcelle Benoit, fondèrent en 1988 la “Société d’études philidoriennes” dont le but était de propager l’oeuvre de la dynastie Danican Philidor. Avec Mlle Benoit, ils sont auteurs de plusieurs ouvrages: Philidor, musicien et joueur d’échecs, Picard 1995 ainsi que Les Philidor: une dynastie de musiciens, Zurfluh, 1997
  11.  César Franck en a fait une réduction pour piano.
  12.  Sophie Loussouarn, L’évolution de la sociabilité à Londres au XVIII siècle, 1996

Le premier voyage de Wolfgang A. Mozart à Paris : novembre 1763 – avril 1764

Les motifs et les préparations du voyage de la famille Mozart

Cela faisait trois ou quatre ans que monsieur Léopold Mozart, musicien attaché à la cour du prince archevêque de Salzbourg, était convaincu de l’exceptionnel talent musical de ses enfants. Plus encore pour le cadet, Wolfgang, que pour la fille aînée, Marie-Anne.

A l’âge de 5 ans, le petit garçon jouait déjà de plusieurs instruments et commençait à composer de petites pièces, tout à fait originales.

Il était temps que Vienne et la Cour d’Autriche fît connaissance des petits prodiges de Salzbourg.

En 1762 les enfants Mozart, âgés de 6 et 11 ans, furent présentés à l’impératrice Marie-Thérèse, l’empereur François et leur famille.

Mozart und Maria Theresia / Ender 1869 - Mozart a.Maria Theresa / Ender / 1869 - Mozart, Johann Chrysostomos Wolfgang Gottlieb, dit Wolfgang
La Cour de Vienne – Tableau peint au XIXe s. par Edouard Erder

Les concerts qu’ils donnèrent devant les souverains et dans la capitale autrichienne leur apportèrent l’admiration des auditeurs et des revenus considérables à leurs parents.

Friedrich Melchior Grimm, diplomate et homme de lettres allemand, s’exclama, après avoir entendu le petit Wolfgang : « Maintenant, pour une fois dans ma vie, j’ai vu un miracle : c’est le premier1 ».

Pour Léopold Mozart il ne fallait pas s’en arrêter là.

Il estimait qu’il était de son devoir « envers son pays, son prince et son Dieu, de proclamer ce miracle aux yeux du monde, en présentant Marie-Anne et Wolfgang devant la haute société européenne, sinon il serait la plus ingrate des créatures »2.

Léopold prépara soigneusement le voyage de sa famille à travers plusieurs pays de l’Europe occidentale.

Tout d’abord, il s’assura l’aide financière de son ami, Johann Lorenz Hagenauer, riche homme d’affaires ayant des intérêts dans plusieurs banques européennes. Nous verrons plus tard l’importance des relations entre les deux hommes.

Leopold_Mozart
Léopold Mozart par Pietro Antonio Lorenzoni

En juillet 1763, Léopold obtînt une dispense de ses obligations de maître de chapelle du prince archevêque de Salzbourg et le voyage de la famille Mozart put commencer.

Ils se rendirent d’abord à la cour bavaroise de Munich, ensuite à Augsbourg et Mannheim. A Francfort sur le Main, un garçon de 14 ans du nom de Johann Wolfgang Von Goethe, entendit Wolfgang Mozart, 6 ans et demi, et garda en mémoire le petit bonhomme avec sa perruque et une épée.

Le voyage des musiciens continua à travers l’Allemagne jusqu’à la Haye, Liège et Bruxelles.

Après le concert donné le 7 novembre devant le prince-gouverneur Charles Alexandre de Lorraine, beau-frère de l’impératrice Marie-Thérèse, les Mozart quittèrent Bruxelles pour se rendre à Paris.

Les premiers pas de la famille Mozart dans la capitale française

La connaissance que Léopold Mozart avait faite à Vienne avec Melchior Grimm se révéla d’une grande utilité durant le séjour à Paris.

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Le baron Friedrich M. Grimm

Le baron allemand y résidait en qualité de secrétaire du duc d’Orléans et ses nombreuses relations haut placées purent être utilisées pour aider les Mozart.

Ils furent recommandés au comte van Eyck qui les logea à hôtel de Beauvais, situé rue Saint Antoine (aujourd’hui 68, rue F. Miron), où se trouvait l’Ambassade de Bavière à Paris.

plaque hôtel de beauvais
Plaque commémorant le séjour des Mozart à Paris en 1763 (hôtel de
Beauvais)

Maximilien van Eyck était ambassadeur de ce pays et frère de la comtesse d’Arco, épouse du premier chambellan de Salzbourg.

Elle entoura de son amitié la famille Mozart, et plus particulièrement le petit Wolfgang.

Van Eyck était un intrigant notoire, décidé de faire fortune par tous les moyens.

Il loua l’hôtel de Beauvais aux amateurs de jeux de hasard qui devint très vite le plus célèbre tripot de Paris.

Ce commerce lui rapportait des sommes faramineuses et, quelques années plus tard, il fut à même de racheter l’hôtel pour en faire sa résidence privée.

Les bonnes mœurs de monsieur et de madame Mozart furent mises à l’épreuve de devoir se loger dans un lieu si infâme. C’est probablement pour cette raison que Léopold n’a jamais tenu à s’épancher dans ses lettres sur sa résidence parisienne et celle de sa famille.

Malgré la recommandation de Grimm des enfants Mozart à la Cour de France, ils n’ont pu y être reçus dans l’immédiat pour cause de décès d’un membre de la famille royale3.

En attendant de présenter ses enfants à Versailles, monsieur Mozart livrait ses premières impressions sur la capitale française dans une lettre du 8 décembre à Lorenz Hagenauer4:

« Paris est divisé en 9 secteurs postaux et le courrier est distribué 4 fois par jour.

Les habitations sont commodes. La vie est chère, sauf le vin.

L’eau potable est repoussante : on la tire de la Seine. Il faut la payer aux porteurs qui en ont le privilège et s’acquittent d’un droit au roi. Même bouillie, elle provoque des maux intestinaux et il faut un peu de temps avant de s’y habituer.

Madame Mozart se plaint d’ailleurs du mode de vie et de la nourriture française. Dans ce pays il n’y a guère qu’1/8 de gens qui jeûnent !

Pour se déplacer, il faut un fiacre5. Ils ont tous un numéro et sont minables.

Pour se rendre chez un grand prince, il faut un carrosse de remise et le déplacement coûte très cher.

Les Français n’ont pas froid ; ils travaillent hiver comme été, dans des boutiques ouvertes.

Les femmes ont des chaufferettes sous les pieds, sorte de caisses en bois, tapissées de tôle, avec des trous, remplie de tuiles brûlantes ou de cendres.

Les fenêtres sont grand ouvertes quand il y a du soleil ; et quand il y a du vent, les portes sont ouvertes et les gens s’assoient à côté des cheminées. »

Léopold loue les cabinets W.C. des Français, qui sont beaux et propres et le système d’évacuation d’eau dans les cuvettes est très ingénieux.

Les Mozart saluent l’invention des parapluies.

Le temps à Paris est si changeant, humide et morose que cela se joue sur le caractère de ses habitants et sur leurs états d’âme.

Les rhumes y sont plus dangereux qu’en Allemagne, avec de la fièvre. »

Grâce aux relations de Grimm, les enfants Mozart furent reçus avec beaucoup d’intérêt dans les hôtels parisiens de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie. Le concert où Wolfgang accompagnait le grand Jéliotte à la guitare, un après-midi chez le prince de Conti, fut immortalisé par Michel-Barthélémy Olivier dans le tableau intitulé « Le thé à l’anglaise ».

On n’y voit le petit garçon assis devant le clavecin avec, à ses côtés, le prince de Beauvau lisant un livre.

Toute la crème de la haute société parisienne s’y trouve.

Parmi les invités on distingue le président Hénault, assis contre le paravent à droite, grand ami de la reine Marie Leszczynska et le prince de Conti, de dos, coiffé d’une longue perruque de l’ancien temps, en train de deviser avec Charles Trudaine.

Un violoncelle posé contre un fauteuil attend d’être joué, peut-être par un des illustres hôtes ici présents. La scène se passe dans le salon des Quatre Glaces de l’hôtel du Temple. Le thé est servi sans domestique, à la mode anglaise, dont le prince de Conti raffolait.

La famille Mozart visitait Paris, écoutait des musiciens célèbres dans les églises, comme Louis Daquin à l’orgue de Saint Paul.

Les Mozart s’émerveillaient devant des reliques et des œuvres d’art et admiraient les mausolées de rois et de princes du sang.

Ils se disaient effrayés à la vue d’innombrables mendiants dont l’extrême pauvreté crevait les yeux.

Madame Mozart et Marie-Anne reluquaient la mode vestimentaire des Parisiennes, Wolfgang écoutait la musique de rue, la voix des chansonniers s’accompagnant à la vielle et à la musette.

la mère de mozart
Anne-Marie Pertl-Mozart, la mère de Wolfgang et de Nannerl

A la Cour de Versailles

Au milieu de décembre 1763, on annonça aux Mozart qu’ils allaient être présentés à la Cour.

La famille quitta Paris pour s’installer à l’auberge du Cormier6 à Versailles, à proximité du Château Royal, appartenant au marchand de vin, Jacques Loyson.

Un concert de Wofgang et de Nannerl7 devant leurs Majestés et la famille royale, précédait le dîner du Nouvel An, servi au Grand Couvert du roi et de la reine.

Dans une lettre du 1er février 1764, adressée à Lorenz Hagenauer, Léopold ne commente pas les prestations musicales de ses enfants ; il la consacre toute entière à la relation de ce qui se passa à ce fameux dîner.

« (…) Le roi et sa famille ne prennent leur repas en public que le dimanche soir et au temps des grandes fêtes et anniversaires de la famille royale.

Il y a peu de place au Grand Couvert et c’est plein ».

Le petit Wolfgang fut placé à côté de la reine, monsieur Mozart à côté du roi, madame Mozart et Nannerl entre Monseigneur le Dauphin et Madame Adélaïde.

Pendant le repas, le petit musicien tenait une conversation animée avec la reine « qui parle l’allemand comme vous et moi et, comme le roi ne comprend pas cette langue, la reine ne cessa de lui traduire les propos de mon valeureux Wolfgang ».

Sa Majesté la reine mettait elle-même les meilleurs morceaux dans l’assiette du petit garçon qui lui baisait les mains et qui l’embrassa, après en avoir reçu l’autorisation. La reine s’en est beaucoup amusée à l’instar de l’impératrice Marie-Thérèse qui, elle aussi, fut gratifiée d’un baiser de l’enfant 2 ans plus tôt, à Vienne.

Le roi fut impatient d’entendre Wolfgang à l’orgue de la Chapelle et fut stupéfait des improvisations de l’enfant et de son assurance devant l’instrument qui ne connut que les plus grands maîtres.

Les enfants Mozart reçurent des cadeaux somptueux à la fin de ce premier séjour à la Cour : pour Wolfgang une tabatière en or de la part de la comtesse de Tessé et une montre en or, très précieuse, car très petite. Une écritoire et des plumes en argent « pour écrire de la musique », de la part de la princesse de Carignan.

Pour Nannerl une boîte en or à cure-dents8 et une petite tabatière en écaille de tortue, très fine et tapissée d’or.

Les enfants sont allés jouer chez mesdames de France qui les ont gratifiés d’une somme de 50 louis d’or (1200 livres), payés de suite d’après les comptes des Menus Plaisirs.

Monsieur Mozart regretta que ses enfants ne reçussent pas plus d’argent à la place des présents, aussi magnifiques qu’ils eussent pu être, en précisant que le temps était aux économies à la Cour de France9.

La famille Mozart resta deux mois à Versailles, de décembre 1763 jusqu’au milieu du mois de février 1764.

Dans sa lettre aux Hagenauer du 22 de ce mois, Léopold fit le bilan du premier séjour de sa famille à Versailles.

Il rappelait que le talent de ses enfants se vérifia une fois de plus.

« Wolfgang sait transposer prima vista et accompagner de même ». Il joue facilement, avec un goût irréprochable, la musique italienne et française.

Nannerl joue à la perfection les morceaux les plus difficiles, comme les sonates de Schobert et de Eckard10.

Léopold Mozart eut plusieurs fois l’occasion d’entendre de la musique à la Chapelle Royale. Il la définit comme « bonne et mauvaise (…), les solos sont vides, glacés et misérables ».

En revanche, les chœurs sont magnifiques, comme toujours chez les Français. Ils ne chantent que des motets.

La messe du roi est à 10:00, celle de la reine à 12:30.

Monsieur Mozart donne ensuite des appréciations fort âpres, sur la musique qu’il avait entendue.

Toute cette musique française ne vaut pas un sou vaillant :

« Die ganze französische Musik ist keinen Sou wert (…) in zehn bis fünfzehn Jahren wird der französische Geschmack, wie ich hoffe, ganz verschwunden sein »11.

Une guerre continue entre la musique française et italienne, ce qui n’a aucun sens, car, aujourd’hui, ce sont les Allemands, les maîtres dans la musique12.

La vie à Versailles est encore plus chère qu’à Paris.

Pour se déplacer, il n’y a pas de fiacre ni de carrosse de remise seulement des chaises à porteurs qui coûtent 12 sols.

 

 

Chaise-à-porteurs
La chaise à porteurs

Léopold Mozart calcula que le séjour de sa famille à Versailles (2 mois), lui coûta 25 louis d’or, c’est-à-dire 600 livres : une petite fortune !

Le retour à Paris

Les Mozart s’en retournèrent donc à Paris, où Wolfgang devait travailler à ses compositions qu’attendait impatiemment un éditeur parisien.

Ils étaient attendus aussi chez madame de Pompadour dans son palais parisien13.

La marquise, vivant les derniers mois de sa vie, reçut assez froidement les Mozart et refusa que Wolfgang l’embrassât.

Il n’est pas impossible qu’elle craignît la contagion, car elle était atteinte de tuberculose.

Le petit Wolfgang amusa son père en lui chuchotant à l’oreille que la marquise ressemblait à leur cuisinière de Salzbourg, Threzel.

Monsieur Mozart nota, quant à lui, que madame de Pompadour était encore belle et très hautaine, sûre de son influence sur le roi.

Wolfgang tomba malade pendant cette période.

Les médecins qu’on lui envoyait étaient incapables de le soigner.

Heureusement, un médecin suisse, attaché aux Gardes Suisses du roi, comprit rapidement de quel mal l’enfant souffrait et lui administra du « Pulvis antispasmodicus Hallensis » et de l’« Aqua laxativa Viennensis », et le petit malade fut vite rétablit.

Il s’agissait probablement d’un souci digestif, mais sans gravité.

Bien entendu, son père s’empressa de relater cet épisode à ses amis de Salzbourg sans se priver de critiquer la médecine française : les médecins français sont des imbéciles qui ne font que saigner leurs patients et les expédient ainsi plus vite dans l’au-delà.

Conclusion : en France, pour rester en bonne santé, il ne reste que de prier.

L’entourage parisien des Mozart s’empressa néanmoins de convaincre monsieur Léopold de vacciner Wolfgang contre la variole, malgré son rétablissement. Indigné, Léopold refusa, en disant qu’il valait mieux s’en remettre à Dieu plutôt que de se faire inoculer cette terrible maladie.

De toute façon, en France il n’y a plus de morale, plus de religion ; le libertinage des femmes est outrageant.

un couple de parisiens sous Louis XV
Un couple de Parisiens à l’époque de Louis XV

La visite d’adieu à la Cour de France

Au début du mois de mars 1764, la famille Mozart était à nouveau attendue à Versailles, car le jeune prodige devait présenter ses nouvelles sonates à la famille royale.

Elles furent éditées à Paris à la fin du printemps 1764 par la maison Bordet, qui précisa dans la préface qu’« il s’agit d’une œuvre première de l’enfant qui suscita une admiration à Paris pendant l’hiver dernier et qui depuis, remporte des succès à Londres ».

Les initiales J.G.de Mozart surprennent...
Page de l’édition parisienne des premiers opus des compositions du jeune
Mozart

 

Les deux premières sonates : œuvre I (opus I), pour clavecin avec l’accompagnement du violon, furent dédiées à Madame Victoire de France.

La première des deux, en Do-majeur, est la plus intéressante.

Elle contient un Andante sur lequel s’extasia Léopold Mozart dans sa lettre du 4 mars 1764 à Maria Theresina Hagenauer : « (…) imaginez le bruit que ces sonates vont faire dans le monde puisqu’il est écrit sur le titre qu’il s’agit de l’œuvre d’un enfant de 7 ans14. (…) Vous constaterez vous-même (…) la qualité de ces sonates avec entre autres, un Andante d’un goût particulier. (…) Je peux vous dire, madame Hagenauer, que Dieu accomplit chaque jour des miracles sur cet enfant ».

Le baron Grimm rédigea en français une dédicace obséquieuse à l’adresse de Madame Victoire.

A Madame Victoire de France, Madame, Je voudrais, Madame, que la langue de la Musique fût celle de la reconnaissance; je serai embarrassé de parler de l’impression que vos bienfaits ont laissée dans mon cœur. J’en remporterai le souvenir dans mon pays et tant que la Nature m’a fait musicien comme elle fait les rossignols m’inspirera, le nom de Victoire restera gravée dans ma mémoire… Je suis avec le plus profond respect, Madame, votre très humble, très obéissant et très petit serviteur, Mozart.

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Madame Victoire au clavecin (col. inconnue)

L’œuvre II (opus II) : les sonates en Si-bémol majeur et en Sol majeur furent dédiées à la comtesse de Tessé15, dame de la Dauphine, particulièrement généreuse avec les enfants Mozart.

La terminologie des opus I et II proviennent du catalogue privé de Léopold Mozart. Plus tard, elles ont obtenu les numéros 6 et 7 dans le catalogue

Köchel.

Les sonates de l’opus I furent transcrites par Léopold Mozart pour clavier seul, et c’est dans cette version qu’elles continuent à nos jours de faire partie du répertoire des pianistes débutants.

La présentation des compositions du petit Wolfgang manifesta à nouveau des signes d’émerveillement à la Cour de Versailles.

Les princesses de France et les grandes dames de leur entourage couvraient de baisers le compositeur en herbe.

Wolfgang en fut ravi, à l’opposé de son père qui s’en montra déçu, car il eût préféré de loin le bruit des espèces sonnantes et trébuchantes :

« Si tous les baisers qu’on prodigue à Wolfgang pouvaient se transformer en bons louis d’or, nous n’aurions pas à nous plaindre ».

Fin de la première visite de W.A. Mozart à Paris

D’autres concerts des enfants Mozart furent prévus à Paris au courant du mois de mars.

Le 10, Wolfgang joua au théâtre privé du comte Félix à la porte de Saint Honoré, en présence du duc de Chartres. Cela rapporta 112 louis à monsieur Mozart.

Il tenait à ce que les dernières semaines du séjour à Paris rapportassent des gains importants à sa famille, car ils devaient poursuivre leur voyage jusqu’à Londres.

Le 9 avril eut lieu le concert d’adieu.

Louis Carmontelle immortalisa cet événement par sa célèbre aquarelle devant servir plus tard de modèle pour le graveur suisse, Christian von Mechel.

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La famille Mozart en concert par Louis Carmontelle – Musée de Chantilly

Avant de quitter la France, Léopold Mozart se livra une dernière fois à des remarques au sujet des Français et de leur pays :

« Le roi n’a plus d’argent, les seigneurs sont criblés de dettes. Les seuls riches, une centaine à peine, sont les fermiers-généraux et les banquiers.

Comme de toute façon rien ne va plus en France, il adviendra de l’Etat français comme de l’ancien Royaume de Perse ».

Nous voyons bien que cette pensée de Léopold Mozart rejoint les sentiments de la reine Marie Leszczynska.

Les événements de 1789 auraient-ils pu être évités, si les classes régnantes sous Louis XV voulaient se préoccuper davantage du climat tendu qui dominait en France, dès la seconde moitié du XVIII siècle?

Voilà une question à laquelle nous n’aurons probablement jamais de réponse.

La famille Mozart quitta Paris pour l’Angleterre le 10 avril 1764.

Le baron Friedrich Carl von Bose16 offrit à Wolfgang en cadeau d’adieu, un livre de maximes et de poésies, portant cette dédicace :

« Reçois, ô jeune Orphée de 7 ans, ce livre de ton admirateur et ami.

Lis-le souvent et écoute bien ses chants divins.

Prête-leur (…) tes harmonies irrésistibles afin que celui qui méprise la religion les lise et reste confondu.

Pour que celui qui les écoute, tombe à genoux et adore Dieu ».

Il n’y a là qu’un pas, pour que Johannes Gottlieb Chrysostomus Wolfgangus17 devienne Wolfgang Amadeus Mozart : Wolfgang Mozart, l’aimé de Dieu.

1. Grimm allait jouer un rôle important pendant le séjour des Mozart à Paris. C’est lui qui introduisit les Mozart à la Cour. Leur courrier arrivait à l’adresse de Grimm, rue Neuve du Luxembourg.

2. D’après Wikipédia.

3. La petite fille de Louis XV, Isabelle de Parme venait de mourir à Vienne. Elle était la fille de Madame Elisabeth de France, dite Madame Infante, et épouse du futur empereur d’Autriche, Joseph II.

4. La correspondance de Mozart et de sa famille fut éditée en français par G. Geffray dans Mozart et la France à travers la correspondance familiale Flammarion, Paris 1986-99

5. Ces voitures étaient appelées ainsi à cause de l’hôtel de Saint Fiacre, devant lequel se trouvait leur station.

6. Aujourd’hui 6, rue du peintre Lebrun. Le bâtiment que connurent les Mozart fut abattu en 1780 par la petite fille de J. Loyson, Angélique de Belval, comtesse de Prouville.

7. Diminutif du prénom de la petite Marie Anne Mozart.

8. Cette boîte se trouvait dans l’inventaire des biens de Nannerl après son décès.

9. Se rapporte aux ordonnances de Louis XV de réduire le train de vie à la Cour, suite aux dépenses engendrées par la Guerre de Sept Ans.

10. Ces compositeurs d’origine allemande ont acquis en France une certaine notoriété. Ils ont introduit avant Glück le goût allemand dans la musique française.

11. Toute la musique française ne vaut pas un sou (…), j’espère que le goût français aura complètement disparu  d’ici dix à quinze ans».

12. Il est vrai qu’à cette époque des musiciens allemands étaient déjà nombreux dans les chapelles de la noblesse et de la Cour.

13. Aujourd’hui, le palais présidentiel de l’Elysée.

14. En réalité, depuis le 27 janvier 1764, Wolfgang était âgé de 8 ans.

15. Marie -Charlotte de Béthune (Mercure de France no38, Septembre1783, p.130)

16. Un noble saxon dont le séjour à Paris coïncida avec celui des Mozart. Il assistait au concert du 9 avril donné par Wolfgang.

17. Les prénoms du compositeur qu’il reçut à sa naissance.

Marie-Justine Du Ronceray dite Madame Favart (1727-1772)

AVANT-PROPOS

Parmi les mélomanes qui fréquentent l’Opéra Comique combien savent que derrière le nom de la Salle Charles-Simon Favart se cache aussi une femme? Il s’agit de l’épouse du vénérable maître de ce lieu. Elle fut non seulement étoile du Théâtre Italien dans la seconde moitié du XVIII siècle, mais aussi auteure de vaudevilles à succès. Comme beaucoup de femmes dans son cas, elle n’eut droit aux honneurs posthumes, réservés en majorité aux hommes. Jacques Offenbach en fit l’héroïne de son opérette Madame Favart ; depuis, elle semble être tombée à nouveau dans l’oubli.

madame favart offenbach cadrille
Réduction pour piano d’un extrait de l’opérette

L’article qui va suivre est dédié à sa mémoire.

 

MARIE-JUSTINE-BENOITE DU RONCERAY (1727-1772) dite 

MADAME FAVART

 

Justine gravure
Madame Favart

Pour charmer la raison, la gaieté l’a choisie,

L’embellit de ses agréments ;

Et, comme autant de fleurs, fit naître ses talents,

Pour en offrir un bouquet à Thalie.

Marie-Justine-Benoîte Cabaret du Ronceray naquit à Avignon le 14 juin 1727, sur la paroisse Saint Agricole. Elle était la fille d’André René Duronceray, musicien, et de Pierrette Caudine Bied, danseuse et chanteuse. Aux alentours de 1740, ils furent nommés musiciens de la Chapelle de Stanislas, roi de Pologne et Duc de Lorraine. Ce prince qui s’intéressait de près à tous ceux qui l’entouraient, jeta son regard bienveillant sur la petite du Ronceray qui donnait les signes d’un talent prématuré pour la comédie. Stanislas tint à contribuer à son éducation : les plus habiles maîtres la formèrent en chant, danse et pratique de divers instruments.

En 1744, madame Pierrette du Ronceray obtint un congé du roi, afin de mener Justine à Paris pour qu’elle y fasse ses débuts. La vie dans la capitale étant très chère, elles n’ont trouvé qu’un modeste logement dans un grenier, rue de Bussy (Buci).

Pour ne pas compromettre leur famille (une fille à la comédie n’était jamais bien considérée à cette époque), madame du Ronceray décida que Justine commencerait ses débuts sous le nom de mademoiselle Chantilly, première danseuse du roi de Pologne. Malgré quelques défauts physiques (elle était petite et pas très bien faite), elle avait une peau blanche comme de la porcelaine, des yeux vifs et rieurs et était d’une jeunesse éclatante.

Au mois de février 1745, à l’occasion du mariage du Dauphin Louis Ferdinand, Justine fut choisie pour le rôle de Laurence dans la pièce Les Fêtes publiques, donnée à la Foire Saint Germain. Les auteurs en étaient Charles Favart pour les paroles et Pierre de Lagarde pour la musique. Elle y remporta un tel succès que Favart, en tant que régisseur de l’Opéra Comique, l’engagea pour ce théâtre. Mademoiselle Chantilly chantait avec esprit, déclamait avec enjouement et dansait avec adresse. Le naturel lui tenant le plus à cœur, elle avait de la naïveté dans son jeu qui fut appelée alors « la beauté de son chant ».

_Charles-Simon-Favart_
Charles-Simon Favart

 

MARIAGE AVEC CHARLES SIMON FAVART

A eux deux : Charles en tant qu’auteur de vaudevilles et Justine en tant que leur interprète, ils n’ont cessé d’enchaîner les triomphes. Tant et si bien, que les Comédiens Français, jaloux de cette réussite, demandèrent la fermeture du théâtre de Favart qu’ils obtinrent en juin 1745.

Désormais, Favart n’eut droit que de donner des pantomimes sous des prête-noms, comme celui du danseur de corde anglais, Mattews.

Charles Favart se fut follement épris entre-temps de Justine, pleine de reconnaissance et de respect pour ce poète de 17 ans son aîné. Ils ne se marièrent qu’en décembre 1745 à l’église Saint Pierre-aux-boeufs1, où avaient lieu la plupart des mariages clandestins. La famille de Charles était en effet opposée à cette union.

Charles Simon Favart était fils de pâtissier du quartier des Billettes à Paris, mais très tôt il prit plaisir à composer des vers pour les mélodies colportées par les chansonniers de rue.

La notoriété lui est venue lorsqu’il commença à travailler pour le théâtre de la Foire, en 1732. De plus, sa collaboration avec les compositeurs du Roi le mena à la création de la comédie à ariettes, surnommée plus tard opéra comique.

Marié à Marie-Justine du Ronceray, Charles ne savait pas encore que leur union allait ressembler à une véritable opérette, mêlant le drame à la gaieté.

Tout d’abord, la fermeture du Théâtre Italien mit les époux Favart dans une situation matérielle précaire.
C’est à ce moment-là que le maréchal Maurice de Saxe proposa à Charles de rejoindre les armées françaises en Flandre, en tant que directeur de la troupe ambulante de comédiens qui y étaient rattachés. Il était chargé, par ailleurs, d’écrire des comédies pour divertir les soldats durant les campagnes militaires. Le comte de Saxe avait toujours un opéra comique dans son camp. Il y avait relâche le jour d’une bataille que donnait le maréchal.

AU SERVICE DU MARECHAL

 

marechal de saxe
Maurice de Saxe

A la fin de janvier 1746, Favart partit pour Bruxelles en confiant sa femme à la tutelle de monsieur de Maisondalle, avocat au Conseil. Tout au long de son séjour aux armées, Charles ne cessa d’assurer Justine de sa fidélité et de son amour. Le 8 février 1746 il lui écrivait de Gand : « (…)tout le sentiment dont je suis capable vient de vous et réfléchit vers vous ».

Au sujet de Mr de Maisondalle, Favart écrivait avec pathos : « (…)Qu’il est heureux de vous entendre ; profitez de sa sagesse, de ses conseils(…) Adieu, ma vie, mon âme. N’oublie pas d’un moment ton mari, ton amant, ton mentor et ton ami ».

Aucun acte ni aucune parole ne vint jamais démentir l’ardeur des sentiments de Favart pour son épouse : « il appartenait à cette bourgeoisie modeste où l’on ne craignait pas d’aimer sa femme, parce que l’amour précédait et concluait le mariage ».

Il était aussi un fils et un frère affectueux et prévenant : « (…) Le seul trésor que j’ambitionne c’est votre tendresse», écrivait-il à sa mère et à sa sœur. Charles était au fond un moraliste, encré dans les traditions, malgré le caractère libéral de ses œuvres.

En prenant la direction de la troupe du théâtre des armées, Favart trouva en Maurice de Saxe un protecteur idéal. Le maréchal redoublait de prévenance envers lui : « Lit de camp en satin rayé comme sa chambre à Paris, deux beaux chevaux pour l’attelage de sa voiture, 25 bouteilles de meilleur vin, denrée rare en Flandre et enfin, la permission de puiser dans la bourse du maréchal autant qu’il le souhaitait ». Enfin, le poste aux armées garantissait à Favart de gros gains qui s’élevaient à 200 000 livres, grâce à la protection du maréchal.

Charles prenait très au sérieux ses fonctions du régisseur de la troupe comique qui lui fut confiée.

bataille de fontenoy
La victoire de Fontenoy attribuée à Maurice de Saxe, chef de l’armée française

La veille de la bataille de Rocoux (11 octobre 1746), on donna une représentation comme à l’accoutumée, mais au cours du vaudeville final Favart improvisa trois couplets pour informer les officiers qu’on livrerait bataille le lendemain ce qui souleva l’émotion de tous les militaires.

Le poète ne faisait pas de distinction pour distraire tout le monde : depuis l’état major jusqu’aux soldats de garde.  Les Nymphes de Diane, Cythère assiégée, virent le jour pendant la campagne de Flandre.
Chaque exploit militaire devenait pour Favart l’occasion d’un couplet ou d’une pièce impromptue.
Informée des succès du poète, l’armée ennemie souhaita entendre ses chansons et Charles fut autorisé par le maréchal à se produire devant l’armée impériale où il se rendit, muni d’un sauf-conduit.

Justine Favart rejoignit son époux à la troupe de Flandre probablement dès mars 1746. La correspondance de Charles se bornait aux lettres à sa mère et sa sœur à partir de ce moment.

Dès son arrivée, elle mit ses qualités d’artiste et sa gaieté à la disposition des pièces qu’elle jouait.

Elle allait et venait sur scène avec l’aisance de quelqu’un qui y était prédestiné et excellait dans les rôles de composition.

Sans être belle, elle était consciente de son charme et savait que la rondeur de ses mains et de ses bras attirait tous les regards. Le jeu de harpe et de clavecin notamment, lui permettait de les dévoiler en permanence.

Elle ne faisait pas qu’en jouer : sur son portrait devant un clavecin2, le regard qu’elle tourne vers le peintre en dit long sur sa coquetterie et sa volonté de séduire. En fait, elle se serait mise en scène dans n’importe quelle situation.
On ne sait ce qui était plus fort en elle : l’artiste ou la femme. Ou bien les deux qui se complétaient à merveille.

LES COMPLICATIONS: CHERCHEZ LA FEMME

 

justine au clavecin
Justine au clavecin, peinte par François H. Drouais

Le maréchal de Saxe se tenait à distance de madame Favart durant quelques mois après son arrivée aux armées.
Il était grand séducteur, très sensible au charme féminin. L’éclatante jeunesse de Justine, (elle avait à peine 19 ans) finit par mettre dans tous ses états l’aristocrate vieillissant.
A la fin de la campagne militaire (fin 1746) il ne put s’empêcher d’adresser à la comédienne une lettre dans laquelle il lui ouvrait son cœur :

« Mademoiselle de Chantilly, je prends congé de vous ; vous êtes une enchanteresse plus dangereuse que feue Madame Armide. Tantôt en Pierrot, tantôt en Amour et puis en simple bergère, vous faites si bien que vous nous enchantez tous (…) Quel triomphe pour vous si vous aviez pu me soumettre à vos lois ! Je vous rends grâces de n’avoir pas usé de tous vos avantages (…) Malgré le danger auquel vous m’avez exposé, je ne puis vous savoir mauvais gré de mon erreur, elle est charmante ! Mais ce n’est qu’en fuyant que l’on peut éviter un péril si grand ».

La passion du maréchal le rendait poète :

« Adieu, divinité du paterne adorée, faites le bien d’un seul et le désir de tous, Et puissent vos amours égaler la durée de la tendre amitié que mon cœur a pour vous ».

Justine avait de la conscience et du respect pour son amour conjugal, mais sa jeunesse la rendait faible et légère. On ne sait trop si elle céda aux avances de Maurice de Saxe à cause de la violence de celui-ci ou bien par flatterie réveillée par les ardeurs de l’aristocrate qui, en face de tant de résistance vit son caprice changer en passion.
Des chansons du jour surnommaient Mlle de Chantilly « le major général du corps détaché de l’armée féminine de Flandre », ce qui peut donner à penser que Justine profitait des faveurs du comte à son avantage.

Vint le moment tout de même, où l’assiduité du maréchal finit par lui peser. Tenant plus à la fidélité envers son époux qu’à la flamme du maréchal, elle s’en est confiée à Favart et, d’un commun accord, ils décidèrent de s’évader.
Par une nuit orageuse où les ponts de communication entre l’armée de Maurice de Saxe et celle du comte de Lowendal furent emportés par la violence des eaux, les deux époux réussirent à s’enfuir vers Bruxelles où ils se réfugièrent auprès de la duchesse de Chevreuse, protectrice de Justine.
Le fait que les ponts soient détruits eut moins d’importance pour le maréchal que la fuite de la Chantilly.

les Favart
Les époux Favart

Maurice écrivit des lettres déchirantes à la comédienne qui refusait de revenir auprès de lui en prétextant de graves ennuis de santé.
Le maréchal à qui aucune femme ne résista jusqu’à ce temps, se sentit offensé et décida de se venger sur Charles Favart.
Il lui enleva sa charge de directeur des comédiens des armées et supprima tous les avantages dont le poète jouissait depuis son engagement.

A Bruxelles, Favart dirigeait le théâtre de la Monnaie. Il ne craignait pas les menaces du comte, mais se reprochait d’avoir emmené sa femme aux armées pour qu’elle y subisse la tyrannie du maréchal.
Justine, qui était enceinte décida de rentrer à Paris.
En mars 1748 elle donna naissance à un garçon, prénommé Charles Nicolas. Les mauvaises langues racontaient que le père en était en réalité le maréchal.
La chronologie des faits le dément, mais il paraît tout de même étonnant que Maurice de Saxe prit financièrement en charge l’enfant et la mère. Il la fit loger dans une petite maison qu’ il avait fait meubler entièrement.
Le bébé fut confié à une nourrice de Sèvres, également aux frais du comte et reçut une dot de 2400 livres.
Maurice subvenait à tous les besoins de Justine et lui interdit, en contrepartie, de revoir son mari.

Favart, humilié par l’amant jaloux de sa femme passait son temps à s’en plaindre à sa mère et à ses amis : « (…)mes chagrins sont d’une nature à ne cesser qu’avec la vie ».

Justine, en proie aux remords qui la tracassaient de plus en plus, se mit à le voir en cachette.
Enfin, elle osa écrire au maréchal qu’elle ne voulait plus vivre dans l’adultère et qu’elle souhaitait reprendre sa place d’épouse auprès de Favart.

LA PERSECUTION

Maurice de Saxe, furieux, fit suivre en juin 1749 des lettres de cachet contre le poète qui put s’enfuir à temps, pour trouver refuge chez un avocat, dans les environs de Strasbourg.
Justine décida à ce moment-là de gagner sa vie et de remonter sur les planches.
Elle réapparut en août de la même année au théâtre Italien dans le vaudeville de son mari, L’amour à l’épreuve. Le théâtre avait rouvert ses portes pendant le séjour des Favart en Flandre.
Le jeu piquant et naturel de Justine souleva à nouveau l’enthousiasme du public, ravi du retour de cette charmante artiste. Hélas, le succès ne dura qu’un mois.

mme favart opéra comique
Justine Favart

Le comte de Saxe, ne pouvant supporter davantage l’« insolant » refus de la jeune femme de se soumettre de nouveau à lui, envoya aussi des lettres de cachet contre elle.
Maurice accusa Justine de n’avoir jamais épousé Favart.
Pour le prouver, il réussit à mettre la main sur le père de la jeune femme, enfermé depuis trois ans par sa fille à Senlis,chez les Frères de la Charité. Monsieur Cabaret du Ronceray avait basculé dans l’alcoolisme et la violence.

Pour échapper à tant d’injustice, Justine, en compagnie de sa belle-soeur prit la direction de Strasbourg en espérant y retrouver Favart. Le bruit courait que le poète se trouvait à la cour du roi Stanislas.

Le comte, qui suivait toutes les allées et venues de Justine envoya à ses trousses un exempt de police du nom de Meusnier. Celui-ci, accompagné de quelques gardes, arrêta les fugitives à Lunéville, avant qu’elles aient eu le temps de revoir Favart.
Le poète restait d’ailleurs introuvable dans toutes les villes où le roi de Pologne avait pour habitude de se rendre.

C’est à ce Meusnier même que nous devons le récit de la suite des péripéties de Justine.

Ses dépositions se trouvent dans un document portant le titre du Manuscrit trouvé à la Bastille. Sa découverte eut lieu… le 14 juillet 1789, le jour de la capitulation de la célèbre prison.

La sœur de Favart fut relâchée à l’approche de Paris, en revanche Justine fut menée au couvent des Grands Andélys, pour y être enfermée le 17 octobre 1749.

En proie à la détresse, elle ne cessa d’écrire au maréchal de Saxe, en feignant ignorer qu’il était responsable de sa captivité.
Elle écrivit également à ses parents et à sa belle-mère en les appelant de venir à son aide.
Elle s’indignait que son père pût lui faire autant de tort en déposant de faux témoignages.

Une correspondance soutenue s’ensuivit entre madame Favart et le maréchal de Saxe qui tourna au désavantage de Justine.
Du couvent des Ursulines des Andélys elle fut transférée, fin novembre, aux Pénitents d’Angers qui était une véritable prison.
Justine continuait cependant à implorer Maurice de Saxe, car elle s’inquiétait aussi pour son mari.

Le maréchal cherchait à la calmer à ce sujet, toujours mécontent à cause de la résistance de son ancienne maîtresse qui s’enfermait dans sa qualité d’épouse Favart :

« (…) Le grand attachement que vous avez pour Favart et les siens est louable, mais il est certain que c’est ce grand attachement qui vous a mis dans la fâcheuse situation où vous vous trouvez. Ils (Favart et sa famille) se portent bien et j’ai fait remettre 50 louis à la mère de Favart (…) Les réflexions sur le passé, le présent et l’avenir ne peuvent que vous être avantageuses, si elles sont secondées par la raison ».

Dans les lettres suivantes, le maréchal mettait en garde Justine de ne plus s’occuper de sa situation, car il n’y avait plus que sa mère qui pouvait solliciter sa libération, à condition que sa fille ne revienne plus à Paris et qu’elle accepte de se rendre à un lieu qu’on lui indiquerait.

Justine ne se plia pas à ce chantage et le vindicatif maréchal obtint un ordre du ministre de l’Intérieur sur lequel elle fut conduite à Issoudun avec une pension de 2000 livres pour en jouir sans l’autorisation de son mari.
La mère de celui-ci reçut 1000 livres, quant à elle. Charles, indigné, lui demanda de refuser cette offre : « un bien qui déshonore est un outrage de plus ».

En disgrâce auprès de Maurice, Favart continuait à ne pas se montrer publiquement.

Le père de Justine fut mis sous tutelle d’un garde de la maréchaussée d’Orléans et la mère retourna à Lunéville.

Cette situation dura une grande partie de l’année 1750.

 

LA DELIVRANCE: LA NOUVELLE VIE DES FAVART

La mort du maréchal, survenue en novembre 1750, simplifia enfin les choses en libérant toute la famille Favart de la pesante « protection » de l’aristocrate.

Charles et Justine purent se retrouver et refaire leur vie, comme au début de leur mariage. Le poète décrivit ainsi sa mésaventure au service de Maurice de Saxe :

« Qu’on parle bien ou mal du fameux maréchal

Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien

Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal

Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien ».

Exit le maréchal, les voici tombés sous la férule de l’abbé Voisenon, académicien influent pour les uns, écrivaillon médiocre pour les autres.
Coauteur avec Favart d’un certain nombre de comédies, en peu de temps il se fit la réputation d’un nouvel amant de Justine.

abbe-de-voisenon

 

UNE ETOILE AU THEATRE ITALIEN

Libre enfin de disposer de son destin, elle reprit avec panache ses rôles au Théâtre Italien. Son jeu et sa vision toute nouvelle, des personnages qu’elle interprétait, lui valurent l’enthousiasme du public parisien sans précédent.
Elle commença avec succès à collaborer avec son mari, l’abbé Voisenon et Harny de Guernouville, entre autres, à l’élaboration des pièces telles que Annette et Lubin, la première qu’elle signa de son nom (1762).

Ce fut en 1753 qu’elle se fit connaître comme auteure de Les amours de Bastien et Bastienne3 qui parodiait Le devin du village de J.J. Rousseau.
C’est dans cette pièce que madame Favart commença la révolution du costume de scène que devait achever plus tard la tragédienne Clairon.
Marie-Justine se montra dans un jupon en gros tissu rayé, bonnet de paysanne, en sabots et les cheveux sans poudre, chose inouïe dans la tradition du costume théâtral depuis plus d’un siècle.

bastienne
Justine Favart en paysanne

D’ailleurs, la critique jugea sévèrement cette excentricité de la part de Justine qui fut défendue avec ardeur par l’abbé Voisenon : « Voilà des sabots qui vaudront de bons souliers aux comédiens ».

La gaieté naturelle de la comédienne rendait son jeu piquant et agréable :

« Elle n’eût point de modèle et pouvait jouer tous les rôles : soubrettes, amoureuses, paysannes ; rôles de caractère, rôles naïfs, tout lui convenait.
Elle se multipliait à l’infini et l’on était étonné de la voir jouer le même jour, dans quatre pièces des personnages entièrement opposés. Elle saisissait toutes les nuances, et n’étant jamais semblable à elle-même, elle se transformait et paraissait réellement tous les personnages qu’elle répétait.
Elle allait jusqu’à imiter parfaitement les différents idiomes et dialectes que les personnes dont elle empruntait l’accent la croyaient issue de la même province ».

Parmi ses plus grands succès se trouvaient :
La servante maîtresse, une parodie de Pergolèse, Ninon à la Cour, Les trois sultanes, La fée Urèle et, bien sûr, Annette et Lubin et Bastien et Bastienne, cités plus haut.

Justine_Favart_Rodelinde dans 3 sultanes
Justine dans Les trois sultanes

Le fait que madame Favart pût manipuler la plume avec talent, dut susciter quelques agacements : une femme qui cherchait à s’immiscer parmi les hommes en tant que poétesse, n’était pas franchement bien vue à cette époque.

Il n’est pas impossible que la signature de Justine sous le livret d’Annette et Lubin ait donné l’occasion à certains d’en faire l’amie intime de l’abbé Voisenon: le talent de la comédienne ne pouvait suffire, il fallait qu’elle se rende aussi dépendante d’un homme.

Cette pièce passa dans l’histoire du vaudeville en tant que première comédie à ariettes. Le thème fut pris dans Les contes moraux de J.F. Marmontel. Les sentiments prévalaient sur le comique et la musique était originale4, ayant peu de recours aux mélodies de rue. L’œuvre fut dédiée au jeune comte d’Artois, futur Charles X de France.

Le musée Cognacq-Jay possède une gouache qui met en scène Justine et son partenaire, jouant dans Annette et Lubin.

justine à la guitare
« (…) Madame Favart se présente à M. de la Rapsodière en qualité d’auteur ; elle donne un échantillon de son talent, en chantant sur sa guitare une chanson qu’elle dit avoir faite. (…) » Mémoires et correspondances de Charles Favart

Madame Favart fut victime de nombreux pamphlets, colportés par les chansonniers de rue, comme celui-ci :

«  Il était une femme

Qui, pour se faire honneur

Se joignit à son confesseur

Faisons, dit-elle, ensemble

Quelque ouvrage d’esprit

Et l’abbé le lui fit ».

Le pauvre Charles Favart devait souffrir de ces chansonnettes, comme au temps du maréchal, sans trop protester tout de même.
Il est intéressant de savoir qu’en France, à cette époque, il valait mieux passer pour un cocu que d’avoir la réputation d’un mari jaloux :
« Il y a parmi les Français des hommes très malheureux que personne ne console, ce sont les maris jaloux ; il y en a que tout le monde hait, ce sont les maris jaloux ; il y en a que tous les hommes méprisent, ce sont encore les maris jaloux. Aussi, n’y a-t-il point de pays où ils soient en si petit nombre que chez les Français (…). »

En 1763, Favart recevait une pension de 1000 livres, et fit comme auteur, la fortune du Théâtre Italien.
Vingt ans plus tard, pour lui rendre hommage, cette scène fut nommée la Salle Charles Simon Favart.
Marie-Justine n’eut le droit à aucune mention.

première salle favart
Opéra Comique dite Première salle Favart (fin XVIIIe)

L’oeuvre du poète fut éditée de son vivant, en 1763 et 1772, le tout en dix volumes.

pièces de favart 1763

Pierre-Antoine, petit-fils de Favart, publia en 1808, les Mémoires et correspondances de son aïeul qui nous apprennent, entre autres, à connaître le caractère et la personnalité de son épouse.
Dès 1768, la production littéraire de Favart diminua et il devint « paresseux, fumeur et glouton ».

favart agé
Charles Favart âgé

Le couple Favart, installé dans leur maison de Belleville se complaisait à y recevoir des amis pour des rencontres littéraires et philosophiques.
Marie-Justine partageait son temps entre les devoirs de maîtresse de maison, la lecture et ses distractions préférées : la pratique de la harpe et du clavecin.
A part cela, elle cherchait à se rendre utile à ceux qui étaient dans l’indigence.

 

LA MALADIE ET LA FIN D’UNE JUSTE

Au mois de juin 1771 elle tomba malade, mais n’en fut pas désespérée et continua à jouer au théâtre jusqu’à la fin de l’année. Elle s’alita néanmoins dès le début de l’année suivante et rédigea son testament d’après lequel une part de son héritage devait constituer un fonds pour aider les pauvres5.
Elle écrivit aussi une lettre à ses camarades de l’Opéra pour solliciter leur consentement à soutenir financièrement un vieux musicien de l’orchestre du nom de Sodi qui se trouva sans aucune ressource, presque aveugle.
Compte tenu de ces anciens services, Justine considérait que l’on ne pouvait laisser tomber un camarade pareil. Elle les assurait de se joindre à la quête afin de constituer une rente pour Sodi.
Elle consolait ceux qui venaient lui rendre visite et s’occupa jusqu’à la fin des affaires de son ménage.

En dépit des grandes souffrances et sereine jusqu’à la fin, elle rédigea son propre épitaphe qu’elle mit en musique.
Son décès survint le 21 avril 1772 à 4 heures du matin.

A la mort de son épouse Charles Favart écrivit : « Les talents qu’elle possédait n’étaient en rien en comparaison des qualités de son coeur ».

buste justine
Buste de Justine par J. B. Defernex

 

IN FINE

La part de Justine Favart aux pièces qu’elle signa de son nom consistait en le choix des airs, des sujets, des couplets qu’elle écrivait et différents vaudevilles dont elle composa la musique.
Son mérite en ce genre était peu connu, parce que sa modestie l’empêchait d’en tirer gloire et profit.

Pourrions-nous en déduire que la discrétion et la dignité sont les états qui nuisent à la reconnaissance de celui ou de celle, dont ils occupent le caractère ?

Au bas du portrait de Justine-Bastienne des vers furent gravés :

« L’Amour sentant un jour l’impuissance de l’art

A Bastienne emprunta les traits et la figure.

Toujours simple, suivant pas à pas la nature,

Et semblant ne devoir ses talents qu’au hasard,

On démêloit pourtant la mine d’une espiègle

Qui fit des tours, se cache afin d’en rire à part,

Qui séduit la raison, et qui la prend pour règle :

Vous voyez son portrait sous les traits de Favart ».

La meilleure manière de rendre la place à la comédienne qu’elle occupe dans l’histoire du vaudeville, serait de renommer l’Opéra Comique : la salle Charles-Simon et Marie-Justine Favart.

plaque de rue
La ville d’Avignon a honoré Mme Favart en tant qu’actrice et auteure dramatique. Cette plaque de rue en est le témoignage. Marie-Justine fut très attachée au souvenir de sa ville natale.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Auguste Font : Favart: opéra comique et la comédie vaudeville aux XVII et XVIII siècle

éd. Slatkine reprints Genève 1970

Anecdotes de l’abbé de Laporte 3e volume, article Favart

Manuscrit trouvé à la Bastille contre Monsieur Favart par le maréchal de Saxe

Dictionnaire des théâtres de Paris, tome 4, pages 514-516

E. Campardon : Les spectacles de la Foire, tome 2 1595-1791

Académie Royale de Musique, éd. Berger-Levrault

Gabrielle de P.  Année des Dames tome 1, 1820

Mémoires et correspondance littéraires, dramatiques et anecdotiques de Charles Simon Favart , extraits

Oeuvres de Mr et Mme Favart, leur vie par Lord Pilgrimm, éd. Eugène Didier, 1853

1 Elle se trouvait à proximité de la cathédrale Notre Dame. C’était la paroisse des bouchers.

2 Peint par François H. Drouais, ce portrait de madame Favart n’a pas été formellement identifié jusqu’à nos jours.

3 Cette pièce conquit le jeune W. A. Mozart. Il en fit sa propre version en forme de singspiel en un acte : Bastien et Bastienne (1768)

4 Elle fut composée par le bassoniste de la Cour, Adolphe Blaise.

5 Je me suis souvent posé la question si la reine Marie Leszczynska, par son dévouement et sa grande philanthropie vis à vis des plus démunis parmi ses sujets, n’aurait pas servi d’exemple à bon nombre de Français de conditions sociales diverses pour se rendre charitables envers les pauvres. Marie Justine Favart était de plus liée avec la reine du fait que ses parents et elle-même avaient reçu bien des bontés de la part du père de la reine, le roi Stanislas.
Le duc de Penthièvre, la famille de Luynes et la petite fille de la reine Madame Elisabeth , prirent parti pour la même cause.

La musique en Lorraine sous le règne du Roi Stanislas

Sa bonté lui a acquis le surnom de Bienfaisant qui est à mon sens le plus grand et le plus beau des titres pour un Roi.1

Madame de Pompadour

Statue stanislas

Ce ne fut pas de gaieté de cœur que les Lorrains ont appris la nouvelle de la venue d’un nouveau maître de leur province : un ancien Roi de Pologne et le beau-père du Roi de France.
Profondément attachés à la dynastie régnante de Lorraine, ils se montrèrent particulièrement soucieux lors du mariage du jeune Duc François III et de Marie-Thérèse, l’archiduchesse d’Autriche.
Cette inquiétude occupa aussi l’esprit de Louis XV et de ses conseils. L’union du Duc de Lorraine avec une descendante des Habsbourg, éternels ennemis de la France, risquait de lui attirer des ennuis.
Pour cette raison Louis XV ne souhaitait pas avoir l’Empire austro-hongrois devant sa porte.
A ce moment-là, une occasion inespérée se présenta devant le monarque français qui lui permit de régler magistralement ce dilemme.
Il profita d’un nouvel échec de son beau-père à l’élection d’un nouveau roi de Pologne et négocia avec Marie-Thérèse son désintéressement des affaires de Pologne contre la liberté d’ingérence de l’Autriche dans la politique intérieure polonaise. Il y rajouta aussi la Toscane comme monnaie d’échange.
En contre-partie l’empereur François cédait son titre de Duc de Lorraine et de Bar à Stanislas Leszczyński qui conservait en même temps celui de Roi de Pologne.
Après sa disparition, la Lorraine devait être rattachée définitivement à la France, son acquisition étant considérée comme la dot de la reine Marie Leszczyńska.
Installés successivement, à Chambord et à Meudon, Stanislas et son épouse Catherine ne devaient arriver en Lorraine qu’en avril 1737.

Le Roi et la Reine de Pologne reprirent le château des Ducs de Lorraine à Lunéville, dont ils ont fait leur résidence principale.

Issu d’une famille aristocratique du Palatinat de Grande Pologne aux traditions patriarcales, Stanislas avait pris pour devise que « un roi doit aimer sa famille et vivre pour ses peuples ».

En dehors de son intérêt pour la littérature, les sciences et le bâtiment, la musique lui tenait particulièrement à cœur, parmi les arts2.
« Il avait le goût délicat et sûr en musique et il en était un grand amateur (…) Gourmet et gourmand qu’il était, Stanislas avoua un jour qu’il préférait l’harmonie d’un concert à la somptuosité d’un repas : « J’aime mieux retrancher un plat de ma table qu’un instrument de ma musique».3

Fidèle à lui-même, le Roi décida de faire venir rapidement des musiciens et chanteurs pour sa nouvelle Cour en Lorraine.

Des musiciens célèbres au service du nouveau Duc

Organisation de la vie musicale

Il confia le recrutement des musiciens au fameux violoniste et compositeur, Jean-Baptiste Anet (1676-1755), et l’organisation de la vie musicale à Louis-Maurice de la Pierre (1697-1753), qu’il nomma Intendant de la musique de la Cour de Lorraine.
Le roi fit connaissance de ces deux artistes à Chambord, au temps où Louis XV, après avoir épousé sa fille Marie, lui donna ce château en résidence.
Louis-Maurice descendait d’une famille de musiciens et danseurs de Toulon et était le fils de Maurice de la Pierre, gentilhomme de la Vénerie du Roi, demeurant à Chambord4.
Jouant essentiellement du violon, le jeune de la Pierre se mit au service de Stanislas qu’il suivit ensuite à Meudon où le roi s’installa après sa défaite à l’élection polonaise.

Anet et de la Pierre, dotés de charges importantes, se mirent au travail, dès que la résidence de Lunéville du nouveau Duc de Lorraine fut prête pour accueillir des artistes.
Jean-Baptiste Anet recruta sept chanteuses, deux haute-contres (voix masculine très aigüe), trois haute-tailles (ténors légers) et quatre basse-tailles (barytons) pour le chant.
Le premier orchestre était constitué d’une dizaine de violons, deux hautbois, cinq basses de violon, deux bassons, un cor de chasse et un luth. On ne mentionna aucune flûte dans cet orchestre ce qui peut paraître curieux, car Stanislas lui-même jouait de cet instrument. Nous avons du mal à imaginer qu’il ait pu participer aux concerts en tant que flûtiste.
En quelques années les effectifs de l’orchestre ducal augmentèrent jusqu’à une soixantaine d’instrumentistes ; le nombre d’artistes lyriques se porta à une trentaine. Louis-Maurice de la Pierre en tant que compositeur, vouait un véritable culte à Henry Desmarest, surintendant de la musique du duc précédent, Léopold I.

Henry Desmarets
Henry Desmarets

Très âgé, Desmarest ne pouvait plus continuer à servir à la Cour, néanmoins ses compositions faisaient partie des œuvres les plus jouées au temps de Stanislas, notamment son Te Deum ( peut-être celui, dit de Paris). Il prit sa retraite à Lunéville où il décéda en 1741, à l’âge de 80 ans.
A cause de son admiration pour ce musicien du temps passé, de la Pierre ne sut pas se renouveler ni varier le style de ses œuvres, bien qu’il fût lui-même un compositeur habile.  A ses côtés, un altiste belge, Corneil Vanheelen fut nommé directeur de la Musique, chargé de répétitions et de diriger les musiciens pendant les concerts. Vanheelen était un des rares virtuoses de l’alto qu’on appelait encore taille ou quinte de violon.
Il composa plusieurs sonates pour alto et basse continue publiées tardivement chez Girard-Leduc, en 1785.

Les salles de concert

Les concerts et spectacles de Stanislas étaient organisés à Lunéville tandis qu’à Nancy se produisait le Concert Royal, fondé en 1742, sous la protection de la Reine Catherine, épouse de Stanislas.
Son siège se trouvait à l’Hôtel des Pages sur la Carrière. Il fut suspendu pendant plusieurs mois en 1747, après le décès de la Reine de Pologne.
Les concerts reprirent ensuite jusqu’en 1756, l’année où il fut supprimé définitivement ainsi que l’Académie royale de musique fondée par François III en 1731.
Le Concert Royal fut remplacé par un théâtre pour la raison suivante :
« Accord entre les directeurs du Concert ci-devant établi à Nancy et les officiers municipaux, portant suppression du Concert au profit de la Comédie ; cette dernière étant plus du goût général de la ville ».
Les représentations lyriques se donnaient désormais au théâtre de Nancy et à celui de Lunéville.
L’église Primatiale et la Chapelle Royale furent, elles aussi, les lieux de nombreux concerts.
Les musiciens travaillant à la Cour de Stanislas étaient obligés d’assurer la musique dans toutes ces institutions différentes à la fois.

Des instruments, du chant, du théâtre et de la danse

Ainsi Simon Moinot (1699-1773), fut violoniste au Concert Royal et organiste à la Primatiale, Christophe Poirel (1720-1786), claveciniste et violoniste à Lunéville et organiste à la Primatiale.
Le violon tenait une place privilégiée dans les orchestres à partir de cette époque ; en 1762 il y avait dix joueurs de violon engagés par Stanislas, parmi eux : Morel, jouant aussi à la Primatiale, Mercier, Pître fils, employé au théâtre.
Les instruments à cordes servaient beaucoup dans les processions ; en 1755, les musiciens du Concert Royal jouèrent à la procession de la Fête-Dieu.
Parmi les instruments à vents, les plus populaires étaient le serpent (joué beaucoup dans les églises), le basson, le hautbois.

Comme à Versailles et ailleurs à cette époque, il existait en Lorraine des corporations de musiciens groupés par instruments sous le commandement du Grand Maître.
Les plus connus étaient Gréneteau, anoblit par François III, son successeur Jean-Ignace Jeller, originaire de Silésie, puis Julien Baudeu dont la femme, Jeanne Marguerite Mercier, était la violoniste du Concert Royal. Leur fils, Léopold Clément, violoniste lui aussi, entra plus tard à la Chapelle de Louis XVI.
D’autres femmes étaient engagées comme instrumentistes au Concert Royal; on trouve parmi elles le nom d’une ancienne musicienne de Louis XV, Catherine Huaut, entre 1738 et 1741.
Un couple d’artistes attire une attention particulière : le violoniste André-René Cabaret Duronceray (Du Ronceray) et son épouse, la cantatrice Pierrette-Claudine Bied.  Tous deux appartenaient à la Chapelle ducale de Lunéville.  Leur fille, Marie-Justine passa à la postérité sous le nom de Madame Favart, épouse de Charles-Simon Favart, compositeur et directeur du futur Opéra Comique de Paris.

Madame Favart par Quentin de la Tour
Madame Favart par Quentin de la Tour

Elle a bénéficié d’une bourse de Stanislas qui l’envoya parfaire sa formation de chanteuse à Paris où elle commença par se produire sur les Foires parisiennes et ensuite à l’Opéra Comique, sous le nom de mademoiselle de Chantilly. Elle se consacra plus tard à la composition.
La générosité du Roi de Pologne profita à d’autres jeunes talents de Lorraine. Le nom de Jacques Boutet de Monvel mérite qu’on s’y attarde un peu.
Il était le fils de l’acteur François Boutet dit de Monvel issu d’une famille d’artistes de théâtre et des Beaux-Arts, connue depuis près de deux siècles. Après son passage à la Comédie Française, il a été engagé comme directeur des Menus Plaisirs du Roi Stanislas en Lorraine. Son fils, Jacques-Marie vit le jour à Lunéville en 1745.
Très doué pour la comédie, il a reçu une formation d’acteur grâce au financement de ses études par Stanislas.

François Boutet de Monvel dans un rôle de théâtre.


Il a commencé sa carrière à Marseille en 1768 avant de devenir sociétaire de la Comédie Française en 1772.
Il fut le père de la future Mademoiselle Mars, une des plus grandes actrices françaises à la charnière des XVIII et XIX siècles.
En 1781 de Monvel fut obligé de s’exiler à Stockholm à cause d’une affaire de moeurs. Il y trouva le poste de lecteur du roi de Suède, Gustave III et celui de directeur du théâtre français local.
Il se maria avec l’une de ses comédiennes, Catherine Le Riche de Cléricourt.  En 1788 il rentra en France avec sa nouvelle famille.
Il est devenu un auteur prolifique de pièces de théâtre à succès dont Les amours de Bayard, qui a particulièrement plu à la reine Marie-Antoinette.
Il est décédé en 1812. Un lycée polyvalent de Lunéville porte aujourd’hui son nom.
Sa descendance est parvenue jusqu’à nos jours en donnant à la France de nombreux artistes, hommes de lettres et hauts fonctionnaires d’Etat.

L’opéra était bien représenté à la Cour de Stanislas.
L’attention se porte vers le chanteur Singris engagé à Nancy en tant que spécialiste de l’opéra-bouffe italien.
Parmi d’autres solistes, des noms tels que: Amicis, Pignolet, Goujon, mesdemoiselles David, Mercier, Germain et de Amicis.
Louis-Maurice de la Pierre, Intendant de la Musique du Roi Stanislas, fut remplacé à son décès en 1753 par Charles Piton, Maître de la Chapelle du Roi.
Originaire de Bar-le-Duc, Joseph Seurat prit à son tour la direction de la musique de la Chapelle; il se fit déjà connaître comme compositeur de cantates et de messes. Son « Prologue de Palissot » fut joué lors de l’inauguration de la statue de Louis XV à Nancy, en 1755.
Charles Palissot était un dramaturge Nancéien, contemporain de Stanislas.
Léopold Bastien Desormery, né en 1740, fit ses études à la primatiale de Nancy. Parti pour Paris 25 ans plus tard, il exécuta plusieurs motets de sa composition au Concert Spirituel. Ses opéras Euthyme et Lycoris et Myrtil et Lycoris furent représentés de nombreuses fois à l’Académie Royale de Musique en 1776 et 1777.
Il fut remplacé par Jean-Adam Lorenziti, d’origine italo-germanique. C’est à lui qu’incomba l’honneur d’exécuter la partie musicale de la messe d’obsèques du roi Stanislas, à la Primatiale, en 1766.

L’éclat de la Cour de Stanislas attirait aussi des artistes étrangers comme Ignacio Ceceri, l’hauboïste de renom, arrivé en Lorraine avec les chanteurs Maria-Dorothea et Franz Spurni, débauchés de la Cour de Würtenberg. Les Spurni étaient les parents de la célèbre soprano Dorothéa Wendling (1736-1811), qui brilla plus tard comme interprète des opéras de Mozart. Elle avait épousé le flûtiste Jean-Baptiste Wendling, lié d’amitié avec Mozart.

Dorothea Wendling-Spurni
Dorothea Wendling-Spurni

Il était d’usage d’interdire aux chanteurs de théâtre de se produire ailleurs que leur contrat ne le leur permettait.
Ainsi, en février 1758 il fut défendu au sieur de Amicis, à sa fille et au sieur Singris « d’aller chanter dans les maisons particulières leurs opéras-bouffons italiens, à cause du préjudice qu’ils causent à la Comédie ».

Peu de temps après sa venue en Lorraine, Stanislas fit démolir toutes les loges ainsi que la façade du théâtre de Nancy, construit sous le duc Léopold. Les matériaux récupérés servirent à la construction de celui de Lunéville. Elle fut longue et onéreuse.
La nouvelle Comédie fut inaugurée par un spectacle donné le 8 février 1750.
La salle de théâtre qui existe encore aujourd’hui sur la place Stanislas à Nancy fut construite en 1754 et consacrée par la première représentation de la comédie de Palissot Le Cercle, le 26 novembre 1755.  La mise en scène était parfaite, les comédiens excellents : le grand Lekain joua cinq fois de suite, comme en atteste le relevé des comptes :  « (…) somme payée, en 1765, à la demoiselle Nicetti, directrice de la Comédie, pour l’indemnité des dépenses qu’elle a faites, en faisant revenir à Paris M. Lekain, célèbre acteur, qui a joué cinq jours sur le théâtre de Nancy avec beaucoup d’applaudissements ».
Cette pièce donna suite à une polémique sur une plainte de J. J. Rousseau qui reprochait à l’auteur de tourner en dérision lui-même et ses théories.
Le Prévost, garde du roi de Pologne, était aussi compositeur de musique ; il fit un opéra comique intitulé Les trois rivaux, représenté le 3 juin 1758, devant Stanislas, à Lunéville.

Les danseurs du théâtre de Nancy étaient Gardel, Vincent, Filez ; les danseuses Mme Fleury et Melles Leclerc et Latron.

C’est avant tout les familles Gardel et Gréneteau qui retiennent toute l’attention.
Trois générations des Gréneteau se sont succédés à la Cour de Lorraine comme maîtres de danse et de ballet, en servant tour à tour les Ducs Léopold et François III avant de passer au Roi Stanislas.

Maximilien Gardel
Maximilien Gardel

Maximilien Gardel (1741-1787), fils de Claude Gardel, directeur des ballets de Stanislas, devint en 1759 danseur et maître de ballet du Roi de France et de l’Académie royale de musique, après avoir été élève du Grand Dupré. Lui aussi aurait bénéficié d’un soutien financier du Roi de Pologne.
Il était spécialisé dans la danse noble et fut le premier danseur à avoir abandonné sur scène la perruque et le masque, obligatoires jusqu’alors. En principe c’était pour se démarquer de son rival, Gaëtan Vestris pour ne pas être confondu avec lui pendant l’exécution de danses.
Il jouait de la harpe et se fit portraiturer avec cet instrument par Nicolas F. Regnault.

Pierre-Gabriel Gardel, son frère cadet et élève, né à Nancy en 1754, s’est inscrit également comme un talentueux danseur de l’Opéra de Paris. Il était aussi compositeur et violoniste au Concert Spirituel.

Maximilien Gardel
Pierre-Gabriel Gardel


Programmation des concerts.   

La concurrence entre Versailles et Lunéville 

Le roi Stanislas avait pour habitude d’écouter de la musique tous les jours.  Il fallait de ce fait que les concerts ou autres représentations musicales soient organisés chaque fois qu’il se déplaçait dans l’une de ses demeures secondaires : Chanteheux, Commercy, La Malgrange ou Jolivet.

La majorité des programmes étaient basé sur des oeuvres des compositeurs vivants, lorrains de surcroît. Les autres étaient des compositions de Henry Desmarest, des musiciens versaillais : Jean-Joseph Mouret, Nicolas Bernier, ou encore de ceux du passé, comme l’immortel Lully.

La musique d’agrément fut privilégiée lors de ces concerts. Il s’agissait avant tout de créer le sentiment de bien-être, de plaisir et de divertissement.

Le sérieux était gardé pour la musique de la Chapelle royale lors des offices religieux et des cérémonies d’action de grâces : naissances princières et royales, victoires militaires, processions etc.

Fêtes au château de Lunéville
Fêtes au château de Lunéville

Le roi Stanislas était fier de ses artistes :

« La musique de Versailles, quoique composée de sujets de premier mérite (…) lui paraissait inférieure à celle de Lunéville. Louis XV lui ayant demandé si les musiciens lorrains reçoivent de plus gros appointements que les Français : « pas du tout, répondit Stanislas, vous payez les musiciens pour ce qu’ils savent, au lieu que moi, je paye les miens pour ce qu’ils font »5.

La lutherie 

Mirecourt et Mattaincourt

-musiciens de-lorraine-

La Lorraine était connue pour ses instruments de musique bien avant l’arrivée du roi Stanislas.

Sous son règne, les ateliers continuaient à se développer.

Les luthiers étaient concentrés à Mirecourt et à Mattaincourt, au sud de Nancy.

Les ducs de Lorraine auraient rapporté l’art de la lutherie ultramontaine après leur retour d’Italie au XVI siècle. Durant ce siècle, les traditions italiennes furent rejointes par l’artisanat lyonnais. Cent ans plus tard les familles des facteurs d’instruments de ces villages exportaient déjà une partie de leur production vers l’Europe, dont l’Italie.

Il fallut néanmoins attendre l’année 1732, pour que les luthiers reçoivent leur charte. A partir de ce moment, leur savoir-faire n’aura cessé de croître.

François Lupot dit le premier, né à Mirecourt en 1725, fut le père de fameux luthiers et archetiers : François Lupot le II (1774-1838) et de Nicolas Lupot (1758-1824), appelé le Stradivarius français en l’honneur à son art.

Nicolas Lupot
Nicolas Lupot

Les frères Lupot portèrent dignement le flambeau des traditions de la lutherie lorraine avant qu’une nouvelle dynastie de luthiers, celle des Vuillaume ne le reprenne tout au long du XIXe siècle.

Jean-Baptiste Vuillaume
Jean-Baptiste Vuillaume

Tous ces remarquables artisans avaient fini par quitter la Lorraine.

Avec l’essor de la lutherie nationale, leur métier les obligeait à s’établir dans des centres plus importants, comme Paris pour Jean-Baptiste Vuillaume, ou Orléans pour les Lupot.

Il nous reste à croire que les instruments de Mirecourt étaient autant joués par les musiciens du Roi Stanislas que par ceux des ducs de Lorraine jusqu’en 1737.

La facture d’orgue

Le premier orgue connu à Nancy datait du XVI siècle. Il se trouvait en la basilique Saint Nicolas. Il fut détruit au XVII siècle après un pillage de la ville.

En 1642, Chrétien Dognon y construisit un nouvel orgue dans le style français de l’époque.

Après avoir subi quelques dommages du temps, il fut restauré par Jean-François Vautrin, en 1846.

Le roi Stanislas décida la construction d’un grand orgue pour la Cathédrale de Nancy.

Elle fut confiée aux plus illustres facteurs lorrains du moment, les frères Nicolas et Joseph Dupont originaires de Malzéville, auteurs des orgues de Lunéville et de Toul.

Leur nouvel instrument fut inauguré à Nancy en 1757.

J.F. Vautrin, élève des Dupont compléta plus tard les registres existants, notamment par rajout du « jeu de bombarde de la plus grande dimension qui eût jamais existé, c’est-à-dire de 32 pieds ».

Grâce au rapport de restauration et des perfectionnements apportés à cet orgue par le plus éminent facteur d’orgue français A. Cavaillé-Coll, nous savons qu’il s’agit d’un instrument exceptionnel. Son devis datait de 1857.

Orgue de Nancy
Orgue de la cathédrale de Nancy

« Cet orgue, disons-nous, taillé sur de larges proportions et traité par ses constructeurs avec beaucoup de talent et de conscience, a longtemps passé pour un des meilleurs instruments de France. Malheureusement, depuis cette époque, il a beaucoup perdu de son ancienne réputation (…) C’est dans la vue de rendre à cet orgue son ancienne renommée et de le doter de tous les perfectionnements de l’art moderne que nous avons rédigé l’avis ci-après :  « Nous ne craignons pas d’affirmer que l’orgue de la cathédrale de Nancy, restauré et perfectionné comme nous le proposons dans notre devis, sera un des plus beaux d’Europe »6.
Les travaux de restauration durent 4 ans et furent terminés en 1861. L’inauguration de l’orgue eut lieu le 21 novembre de ladite année ; il fut joué par Jean-Georges Hess, organiste titulaire de la cathédrale de Nancy.
L’orgue de la cathédrale n’était pas le seul présent du roi Stanislas aux églises lorraines.
Avec la finition des tours de l’église Saint-Jacques de Lunéville par le génial architecte Emmanuel Héré en 1745, Stanislas pensa immédiatement à la doter d’un bel instrument.

Eglise Saint-Jacques de Lunéville
Eglise Saint-Jacques de Lunéville

Commandé en 1746 à Nicolas Dupont, le nouvel orgue fut inauguré le 21 février 1751.
En fond de toile, on aperçoit une fresque en trompe l’oeil, représentant le paradis ouvert à la musique pour laquelle son auteur, André Joly, s’inspira d’une gravure italienne, « les Noces de Cana ».
L’ensemble du grand orgue figure « parmi les plus beaux et plus importants ouvrages laissés par Stanislas Leszczynski (..) Il est un élément majeur du patrimoine lorrain du XVIII siècle (…) »7.

Orgue de Saint_Jacques de Lunéville
Orgue de Saint-Jacques de Lunéville

C’est aussi le seul orgue connu à tuyaux cachés jusqu’à aujourd’hui.

Sainte-Epvre de Nancy possédait un orgue de Nicolas Hocquet, datant de 1622 qui fut transformé par Christophe Moucherel 100 ans plus tard et agrandi en 1760 par Jean-Adam Dingler, un autre facteur du roi Stanislas.
Avec son frère Jean-André, Dingler construisit aussi les orgues du Temple protestant de Nancy.
Les organistes qui se succédèrent dans différentes églises de Nancy à l’époque du roi de Pologne, à part Charles Poirel, étaient : Simon Monot, de la Primatiale, mort en 1773, Nicolas Guilbaut, organiste de la Chapelle de Stanislas et de l’église Saint-Sébastien, décédé en 1767 et enfin François et Louis Marchal, disparus en 1762 pour le premier et en 1783 pour le second.

Avant de terminer ce chapitre, il est important d’évoquer en quelques mots l’histoire des cloches de la cathédrale.
Elles étaient toutes très belles, mais furent cassées par morceaux lors de la Révolution et fondues à Metz.
Une seule, la plus grosse, fut épargnée, celle dont Stanislas était le parrain.
Elle fut conservée pour le service du beffroi et fonctionnait encore à la fin du XIX siècle8.

In fine

Stanislas Leszczyński fut né dans une famille de haute noblesse de l’ouest de la Pologne, aux vives traditions patriarcales.

Hôtel de ville de Leszno en Grande Pologne, fief des Leszczynski
Hôtel de ville de Leszno en Grande Pologne, fief des Leszczynski

Toute sa vie, il fut guidé par les principes dont il hérita de ses ancêtres: la Providence nous a fait riches et puissants non pas pour que nous gardions nos richesses uniquement pour nous, mais pour que nous en fassions profiter aussi nos sujets.
Notre fortune doit servir en partie à soigner, nourrir et aider de toute manière que ce soit, les plus pauvres qui vivent sur nos terres.
L’ humanisme dont faisaient preuve les Leszczyński se joignait à la tolérance religieuse, bien que leur piété et attachement à l’Eglise catholique n’eussent jamais cessé.
Le grand-père de Stanislas, Raphaël II Leszczynski était né protestant, avant de se convertir au catholicisme dans la première moitié du XVII siècle.
La tradition voulait tout de même que ses descendants fissent leurs premières études au collège protestant de la ville de Leszno, chef-lieu des terres des Leszczynski.
Tout au long de sa longue vie, le roi Stanislas s’efforça de rester fidèle à ces valeurs qu’il avait aussi transmis à sa fille Marie.

Il fut un des souverains les plus encensés et les plus aimés de son vivant.
Pour célébrer l’érection du monument de Louis XV sur la nouvelle place de Nancy, la poétesse Charlotte Bourette dite la « Muse limonardière » dédia à Stanislas une pièce en vers qu’elle termina ainsi:
Sans craindre qu’un Monarque aussi bon que le nôtre,
Puisse jamais être jaloux des sentiments qu’on a pour vous,
Auprès de sa statue on voudrait voir la vôtre.

Si nous n’avons pas d’hommages écrits des plus humbles de ses sujets, il y en a en revanche beaucoup qui viennent des plus hautes sphères d’Europe.
Frédéric le Grand de Prusse s’exprima dans sa correspondance avec Stanislas : « Votre Majesté donne en Lorraine l’exemple à tous les rois de ce qu’ils devraient faire. Elle rend les Lorrains heureux et c’est là, le seul mérite des souverains ».
Au moment de la fondation par Stanislas de la Société royale des sciences et des belles-lettres en 1750, Voltaire écrivit au roi :
« Je postulerai fort et ferme dans votre Académie. J’aurai le bonheur d’appartenir à un roi qu’on ne peut s’empêcher de prendre la liberté d’aimer ».

Fondation de la Bibliothèque de Nancy par le Roi Stanislas
Fondation de la Bibliothèque de Nancy par le Roi Stanislas

L’obséquieux courtisan, le flatteur Voltaire savait employer les mots pour s’attirer la sympathie des rois. Néanmoins il était heureux à Lunéville chaque fois qu’il fut reçu par Stanislas, lors de ses embrouilles avec la Cour de France. Banni de Versailles en 1754, il aurait voulu s’installer en Lorraine auprès du roi de Pologne, mais l’interdiction formelle que Stanislas reçut du roi de France, l’en empêcha. Louis XV se fâcha contre Voltaire pour de bon et ne souhaitait en aucun cas que son beau-père prenne chez lui en exil l’incommode écrivain.
Et Voltaire s’en alla en Suisse… après quelques années passées à la Cour de Prusse.

En séjour à Plombières pour des raisons de santé, Hector Berlioz rapportait dans les lettres écrites à sa sœur, entre août 1856 et août 1857:
« Nous sommes allés cet après-midi à la fontaine Stanislas et jusqu’au gros chêne qui est au-dessus (…)
« En rêvant dans les bois à Plombières, j’ai fait deux morceaux importants : le premier choeur de la Canaille Troyenne et l’Air de Cassandre (…), puis j’ai ajouté deux scènes courtes (…) au commencement du 5e acte (…)
« Je suis allé de grand matin tout seul à la fontaine de Stanislas, j’avais porté mon manuscrit des Troyens, des papiers réglés et un crayon. (…) j’ai travaillé tranquillement devant ce beau paysage jusqu’à 9 heures (du soir) ».

La fontaine Stanislas…
Pourrait-on voir en ce site la source d’inspiration d’un grand musicien, puisée dans l’âme d’un roi-ami des Arts ?9
La ville de Plombières consacra ce lieu exceptionnel, en gravant dans la pierre « sous le gros chêne », un souvenir à la mémoire de Berlioz.

berlioz les troyens

      Notes

1 La marquise parlait ainsi du roi Stanislas dans une lettre adressée à la comtesse de Baschi, en 1762.

2 « Génie heureux et inventif, il semblait créer les arts en les faisant produire. Ses talents étaient presque universels ». B. Proyart : Histoire de Stanislas I, 1784

3 Abbé Bonaventure Proyart, op.cit.

4 Communication de Mr Gilbert Rose du 5 novembre 2010: Louis-Maurice de la Pierre, intendant de la musique du Roi Stanislas

5 B. Proyart, op.cit.

6 Albert Jacquot : La musique en Lorraine, étude rétrospective d’après les archives locales imprimerie de A. Quantin, Paris 1882

7 Catherine Guyon : Histoire de l’orgue de Saint Jacques de Lunéville, Association des amis de l’orgue et du patrimoine de l’église Saint Jacques

8 Je n’ai pas réussi à savoir si elle existe toujours. Le témoignage d’Albert Jacquot date des années 1880.

9 La vie de Stanislas donna aussi un sujet d’opéra à Giuseppe Verdi, Le roi d’un jour (1840)

Louis Dupré (ca 1697-1774): « le Dieu de la danse »

Louis Dupré
Louis Dupré

En ce mois de décembre de l’an de grâce 1723, un peu avant Noël, la neige venait de couvrir tardivement la plaine de Pologne. Sur les routes dont la blancheur reflétait les rayons de soleil faisant souffrir les yeux des voyageurs, une voiture de poste approchait péniblement des portes de Varsovie. A son bord il n’y avait qu’un seul passager, accompagné en revanche d’une  multitude de bagages. Des malles, grandes et petites, contenaient de véritables trésors : à côté des habits et des objets de première nécessité, l’homme, âgé d’une trentaine d’années, transportait des costumes, des boîtes de maquillage et toute sorte d’accessoires indispensables pour un artiste de théâtre.
Des partitions de musique et de danse complétaient le contenu de ses malles.
Rien d’étonnant, puisque ce voyageur n’était autre qu’un des plus fameux danseurs français.
Louis Dupré, le « grand Dupré », appelé ainsi du fait de sa haute stature et de son talent, signa quelques mois auparavant un contrat, qui l’engageait au service de Sa Majesté le roi de Pologne- Electeur de Saxe, Auguste II le Fort[1].

Louis-Pierre Dupré naquit aux alentours de 1697[2], probablement à Paris et montra dès son plus jeune âge des dons exceptionnels pour la danse. La famille Dupré possédait les origines dionysiennes : Louis descendrait de Marguerite Léger et de Denis Dupré, joueur d’instruments, né en 1664 et habitant Saint Denis et Paris. Cette hypothèse semble la plus crédible d’après l’arbre généalogique des Dupré. Les maîtres de ballet de l’ Académie Royale de Musique (Opéra de Paris), confiaient à Louis des rôles d’enfant dès 1702. Il eut ainsi le privilège de paraître aux côtés de Françoise Prévost, la plus remarquable danseuse de la fin du règne de Louis XIV. En 1703, il dansa l’Amour dans Ulysse de Guichard et Rebel. Les livrets du ballet le nommaient le « petit Dupré ».

Françoise Prévost en bacchante par Jean Raoux
Françoise Prévost en bacchante par Jean Raoux

En 1706 son nom fut imprimé parmi ceux des plus célèbres danseurs de l’Opéra dans le programme de Polyxène et Pyrrhus de J.-L. Ignace de la Serre sur la musique de Pascal Colasse, une tragédie donnée pour la première fois à l’Académie Royale de Musique, le 21 octobre.

Polixène et Pyrrhus de J-L Ignace de la Serre (21 octobre 1706)
Polixène et Pyrrhus de J-L Ignace de la Serre (21 octobre 1706)

Son véritable grand début eut lieu en 1714 dans Télémaque d’André Cardinal Destouches. Jusqu’en 1723 il dansa dans de nombreux opéras, parfois en tant que partenaire de Marie Dupré, sa sœur, ou bien sa demi-soeur. Louis Dupré était déjà nommé premier danseur, s’épanouissant dans la danse noble[3], alors que Marie tenait des rôles dits de demi-caractère[4]. Louis acquit à ce moment-là le sobriquet de « Dupré l’aîné » du fait qu’un autre Dupré, Jean-Denis[5], commençait à son tour la carrière de danseur.

Le talent de Louis Dupré fut remarqué par Maurice de Saxe[6], fils illégitime d’Auguste II et de la comtesse Aurore de Königsmarck. L’aristocrate saxon commençait une brillante carrière militaire en France où il devait accéder au grade de Maréchal en 1743. Son illustre père recherchait à ce moment-là un soliste pour le ballet de sa Cour de Varsovie. Le comte Maurice n’a pu faire de meilleur choix que d’engager Dupré pour représenter dignement la belle dance française.

L’artiste devait commencer son service le 1er Janvier 1724, avec une pension de 1000[7] talers par an, pour une durée de deux ans. Il reçut également la somme de 266 talers et 16 groschen pour ses frais de voyage[8]. D’après un document de requête en justice daté du 20.O7.1737, Louis Dupré aurait emprunté en 1723, 138 livres à une certaine dame de Cabeüie (nom illisible) et ne l’avait toujours pas remboursée à la date de la plainte ci-dessus. S’agissait-il d’une somme d’argent qui devait aider le danseur afin de préparer son départ pour la Pologne ? Quoi qu’il en soit, il avait apparemment du mal à honorer ses dettes!
Nous ne connaissons pas la route exacte qu’emprunta le danseur. Il eût été passé d’abord par la Cour de Dresde d’Auguste II et acheminé ensuite vers la Pologne : on lui accorda, entre autres, une voiture de poste rapide.
Il allait rejoindre à Varsovie[9] les troupes de théâtre et d’opéra français, engagées par le roi vingt ans plus tôt, partageant leur travail entre Dresde et la capitale du royaume de Pologne selon les besoins  et l’organisation des divertissements de la Cour.

 Un nouveau Roi. De nouvelles réjouissances. Entre Dresde et Varsovie

Auguste II en mécène des Arts
Auguste II en mécène des Arts

Au temps de sa jeunesse, Auguste II passa deux années à voyager en Europe, entre 1687 et 1689, afin de parfaire son éducation et ses connaissances de la vie et des coutumes des autres pays. Il fut particulièrement impressionné par les fêtes données par Louis XIV à Versailles. Devenu Prince-Electeur de Saxe, il décida de faire de Dresde, sa capitale, un lieu d’arts et de culture ne cédant en rien à la Cour du roi de France.

Élu roi de Pologne une première fois en 1697, il pavoisa désormais en tant que maître de la Saxe prospère et souverain d’un des plus grands royaumes d’Europe[10]. Dans les années qui suivirent, il n’eut de cesse de défendre cette couronne contre son principal concurrent et ennemi, le Polonais Stanislas Leszczyński avec qui il dut la partager par deux fois.
En augmentant sa Cour, Auguste II fut obligé de renforcer les effectifs d’artistes, engagés à Dresde dans les années précédentes. Pour cela, il fit appel à un impresario de renommée européenne, l’Italien Angelo Costantini, lui-même acteur de la comedia dell’arte, spécialisé dans le rôle de Mezzettino, le rusé valet-escroc, pur produit du Théâtre Italien. Jouant sans masque, Costantini créa un véritable mythe de ce personnage, immortalisé par le célèbre portrait d’Antoine Watteau.

Angelo Costantini par Watteau
Angelo Costantini par Watteau

Intriguant et volontairement provocateur, Costantini se trouva en disgrâce auprès de Louis XIV, à cause des allusions trop hardies envers Madame de Maintenon dans  une pièce jouée au Théâtre Italien de Paris, la Fausse Prude. A la suite de cet échec, le Mezzettin se réfugia chez le prince de Brunswick-Lünebourg à Zelle, où il recréa une nouvelle troupe d’artistes italiens, partie bientôt en tournée en Europe Centrale. C’est ainsi qu’il rencontra à Varsovie Auguste II. Le monarque, séduit par l’entreprenant comédien, décida de lui confier le recrutement des artistes pour la création de deux importantes troupes de théâtre et d’opéra : française et italienne[11], pour assurer les divertissements et les spectacles de Dresde et de Varsovie.

Quant au ballet, Auguste souhaitait uniquement la présence des danseurs français. Pour mieux le comprendre, il faut expliquer l’importance de la danse dans l’opéra et le théâtre à la charnière des XVIIe et XVIIIe s.

Le ballet constituait un des principaux éléments du théâtre français, soit parce qu’il en complétait l’action, soit pour des raisons d’agrément et de divertissement.

La belle dance française conquit l’Europe durant le XVII siècle et son hégémonie dura près d’un siècle. Même les partisans les plus effrénés de l’opéra italien reconnaissaient que dans le domaine des ballets il cédait aux Français.

La danse atteignit son apogée dans les opéras-ballets. Ne serait-ce que dans quatre ouvres d’André Campra : l’Europe Galante, Les Muses, Les Fêtes Vénitiennes et Les Ages, cent vingt-trois danses représentent tous les aspects de l’art chorégraphique de cette époque, dont la danse-pantomime illustrant diverses actions contenues dans chaque scène. Afin de mémoriser les innombrables chorégraphies dont s’enrichissait le patrimoine de la danse française, le maître Raoul Auger-Feuillet inventa un système d’écriture picturale, exposée dans son livre : La chorégraphie : de l’art de décrire la danse, paru à Paris en 1700.
Costantini acquit sur le champ le précieux ouvrage pour les besoins des spectacles à la Cour de Saxe-Pologne.

Raoul Feuillet : une page de « L'Art de décrire la Danse »
Durant les vingt-quatre années à compter de leur arrivée en Pologne, les artistes de l’opéra français, dirigés par Louis Deseschaliers et son épouse, l’ancienne danseuse de l’opéra de Rouen, Catherine Dudard, avaient subis des départs à la retraite, voire des décès au sein de leur communauté. Le besoin de remplacer les absents se faisait sentir de temps à autre. Auréolé par son titre de danseur-soliste de l’Opéra de Paris, Dupré devait prendre la direction des ballets de la Cour de Pologne.


Au début de son contrat, ayant peu de temps pour travailler de nouvelles chorégraphies, Dupré reprenait les rôles dans les ballets qu’il dansa à l’Académie Royale de Musique à Paris :
Thésée, Phaëton, Persée de Lully, Les Fêtes vénitiennes de Campra, Les Fêtes de Thalie de Mouret etc. La liste des dépenses pour les costumes de cette  époque nous apprend que la scène de l’opéra de Varsovie fut peuplée de faunes, de démons, de fous.
Espagnols, Gitans et Turcs, marins, bergers et paysans côtoyaient les personnages de la comedia dell’arte à la française : Arlequins, Scaramouche, Pierrot et Polichinelle. Tout ce monde imaginaire animait les comédies-ballets et les opéras-ballets tant prisés par le roi Auguste et ses nobles invités.

Scaramouche et Donna
Scaramouche et Donna

Joueur de tambour turc
Joueur de tambour turc

La Cour de Pologne employait traditionnellement une bande de janissaires.

Ule Le Fou
Le Fou

Entre 1724 et 1726 Louis Dupré dansa surtout à Varsovie, compte tenu de la présence quasi permanente du monarque dans la capitale polonaise. En automne 1724 Dupré présenta le Ballet d’après Horace de Joseph Mouret et toutes sortes de divertissements accompagnant les comédies de F. Dancourt Les trois cousines et Les Folies amoureuses de J.F. Regnard sur la musique de J.C. Gillier.  Il impossible de savoir si notre danseur put être partenaire de la célèbre Angélique Debargues, la plus adulée parmi les ballerines d’Auguste II. Devenue maîtresse « privée » du roi (à la différence d’avec la comtesse de Cosel, appelée « la maîtresse régnante »), la belle Angélique fut portraiturée de nombreuses fois de son vivant. Elle quitta Varsovie pour Dresde dans le courant de l’année 1724.

Angelique Debargues par Adam Manyoki
Angelique Debargues par Adam Manyoki

Jusqu’en septembre 1726 Dupré dansa le plus souvent les rôles de l’Espagnol, du Faune, du Démon et du Fou. Le copiste royal Jacques Guenin transcrit pour lui une Loure, une Chaconne et un Passepied[12].

Durant la saison 1725/1726 un ballet mérite particulièrement d’être mentionné parmi tant d’autres. Il s’agit des Caractères de la danse de Jean Ferry Rebel, composé en 1715 pour Françoise Prévost[13].
A Varsovie le rôle féminin soliste fut dansé par Louise de Vaurinville[14]. Cette suite de danses précédée d’un prélude, est un sommet de chorégraphie exprimant toutes les nuances de l’amour et tous types d’amoureux. L’ensemble, imaginé par la grande Prévost, en fait une oeuvre importante dans l’histoire de la danse.
Dès le mois de Janvier 1725, la troupe de danseurs français fut rejointe par une jeune danseuse parisienne, Madeleine Roland. Elle fut engagée avec une pension de 400 talers et reçut également une somme de 200 talers pour ses frais de voyage. Elle dansa à Varsovie dans de nombreux ballets où elle tint les rôles de l’Espagnole et de la Matelote. Un an après son arrivée à la Cour de Pologne elle épousa Louis Dupré.

Quittance de Louis Dupré
Quittance de Louis Dupré

Quittance de Madeleine Roland-Dupré
Quittance de Madeleine Roland-Dupré

Sur l’ordre du roi, une partie des artistes français dont les époux Dupré-Roland quittèrent Varsovie pour Dresde au début de l’automne 1727 et ne revinrent plus en Pologne. En fait, Louis Dupré signa le prolongement de son contrat à durée illimitée, mais ce renouvellement portait désormais sur l’opéra de Dresde.
Nous ne savons pas pour quelles raisons le service des deux artistes prit fin 3 ans plus tard.
Toujours est-il que les Dupré quittèrent la Saxe pour Paris à la fin de l’année 1730.
Un document datant de 1732 nous permet peut-être de comprendre quelle était la cause du retour en France des époux Dupré – Roland. Après le départ de Louis Dupré, son salaire fut divisé en plusieurs parties, afin d’augmenter les gages des musiciens de la Cour de Dresde.

La mort d’Auguste II en 1733, sonna le glas de la musique française. Les goûts musicaux de son fils, Auguste III, penchaient du côté italien. Le temps n’était plus pour « la musique française (…) plus convenable qu’aucune autre pour les ballets et ayant l’honneur d’y travailler seul, depuis près de 14 ans que j’ay l’avantage de servir cette Cour ». C’est ainsi que 20 ans plus tôt s’exprimait fièrement le compositeur Louis André, un des plus fidèles musiciens d’Auguste II le Fort[15].

Le théâtre de Varsovie, 2e moitié du XVIII siècle
Le théâtre de Varsovie, seconde moitié du XVIII siècle

Les choses allaient maintenant très vite. Une nouvelle époque pointait son nez ; il en était de même pour la musique. 


Le retour à Paris

Pendant les six années d’absence de Louis Dupré à Paris, de nouveaux artistes firent leur apparition à l’Académie Royale de Musique (Opéra).
La professionnalisation de la danse eut une influence sur les exigences et le statut des danseurs. Notamment lorsqu’il s’agit de femmes. Elles commençaient à libérer leur corps en allégeant leurs costumes et bientôt, elles découvriraient leur visage en abandonnant le masque.
L’étoile de Françoise Prévost jetait ses derniers feux au moment où deux nouvelles recrues soulevaient l’enthousiasme des Parisiens : Marie Sallé ( vers 1707-1756 ) et Marie-Anne de Cupis, dite la Camargo (1710-1770 ).
La première était toute en nuances, sage et réfléchie ; la seconde avide de briller : ses tours et ses sauts surprenaient par leur rapidité. A 16 ans elle remplaça au pied levé la grande Prévost dans Les Caractères de la danse.
Après avoir été l’élève de Michel Blondy à l’Académie Royale de Musique, elle en fut sacrée soliste.
Marie Sallé était, quant à elle, novatrice. Elle cherchait à réformer la danse et fut la première à enlever le masque sur scène, afin de pouvoir donner de l’expression à son visage pour mieux vivre ses rôles et avoir un meilleur contact avec le public.

Marie Sallé
Marie Sallé

La Camargo
La Camargo

Un poème de Voltaire dit avec justesse en quoi consistaient leur talent et leur différence.

Ah, Camargo que vous êtes brillante !

Mais que Sallé, Grands Dieux, est ravissante !

Que vos pas sont légers,

Et que les siens sont doux !

Elle est inimitable et vous êtes nouvelle !

Les Nymphes sautent comme vous

Et les Grâces dansent comme elle ! 

A son retour, Louis Dupré retrouva la scène de l’Opéra de Paris et  son ancienne partenaire, Mlle Delisle.
Dès 1731 ils interprétèrent le couple de Vénitiens de l’Amour Saltimbanque, suivi du rôle de maître de danse dans le Bal et de celui d’un Bohémien dans Les Devins pour Dupré, le tout faisant partie des Fêtes vénitiennes de Campra et Danchet.

Comme nous allons le voir, les grands artistes de l’Opéra n’ont pas toujours été considérés à leur juste valeur. La plupart du temps pour des raisons financières.
Le 24 mars 1732 Louis Dupré rédigea une plainte contre le sieur Lecomte, directeur de l’Académie Royale de Musique en l’adressant au Ministre du Roi, le comte de Maurepas.
Il accusait le directeur de ne pas respecter les droits que lui garantissait son contrat, établi avec l’Opéra le 15 décembre 1730 ( probablement peu de temps après son retour de Dresde).
Après s’être blessé à la jambe pendant une répétition (accident du travail comme nous dirions aujourd’hui), le danseur fut immobilisé pendant un certain temps. La direction lui demanda de prolonger le temps de repos jusqu’à sa totale guérison. Ce qui fut fait.
Rétabli et muni des certificats de son médecin, Dupré voulut reprendre son rôle dans le ballet en cours de représentations. Le directeur refusa de le recevoir et lui présenta une sorte d’ avenant à son contrat qui lui ôtait le droit de reprendre son travail quand il le souhaitait.
Privé ainsi de gages, furieux et jugeant cette décision totalement illégale, Dupré décida de se battre en exposant les faits au comte de Maurepas.
Il souligna d’avoir perdu « sept mille livres de rentes que lui et son épouse avaient à la Cour du Roy Auguste », pour avoir préféré « rentrer dans sa patrie afin d’y exercer ses talents »[16]. Louis Dupré réclamait à cor et à cri le droit à « la liberté de danser ce jourd’hui à l’opéra qui sera représenté pour la capitation des artistes et de répondre à l’attente du public ».
Nous ne savons pas si le danseur eut finalement le gain de cause contre le sieur Lecomte, la réponse de Monsieur de Maurepas ne nous étant pas connue.
La plainte de Louis Dupré nous apprend qu’il demeurait à ce moment-là rue Mazarine, dans la paroisse Saint-Sulpice. Les arrondissements de Paris n’existaient pas sous l’Ancien Régime.

Le 15 avril 1732, le couple Dupré-Roland est cité comme témoins de mariage de Marguerite Françoise Debosset, leur nièce avec le danseur Jean-Denis Dupré. Malheureusement la lecture de l’acte de mariage ne permet pas d’établir sa parenté avec Louis.

Quelques années plus tard, le couple Dupré-Roland commença à battre de l’aile. Les faits en attestant furent rendus publics par le journal Le Ménestrel de 1833 (gallica.bnf.fr), dans l’article Dupré inimitable (Artistes et musiciens du XVIII siècle).
Le danseur accusa sa femme d’adultère et la répudia. Madeleine Dupré s’enferma alors au couvent des Grandes Cordelières où elle trouva la protection de l’abbesse.  Son époux poursuivit la malheureuse jusque dans sa retraite en cherchant à lui intenter un procès et en la privant d’une rente décente.
Ne pouvant plus subvenir à ses besoins ni à ceux de sa mère, Madeleine trouva du secours auprès de l’abbesse et de madame de Beauveau-Rochefort, connue pour sa bienfaisance.  Cette grande dame fit un plaidoyer en faveur de Madeleine auprès du ministre de Maurepas.
A sa demande, Madame Dupré présenta un « mémoire » au lieutenant de police, monsieur Feydeau de Marville, dans lequel elle réclamait à son mari une rente de 2400 livres.  Ce document datant de 1743 est fort intéressant, car il nous fait connaître la fortune personnelle du danseur ainsi que des éléments intimes de sa vie privée.
D’après son épouse, il touchait de son patrimoine 10000 livres de rentes et il devait gagner autant avec ses appointements à l’opéra et ses cours de danse en ville. Il vivait depuis 1736  (depuis 7 ans) avec la Carville, une danseuse de l’Opéra, pendant que sa femme légitime souffrait et vivait dans la misère, recluse dans un couvent où il l’avait obligée à s’enfermer en 1739.
« Enflé de son talent et violent à l’excès », il se complaisait dans l’adultère et se moquait du scandale qu’il avait provoqué dans son quartier.  Pendant ce temps tous ses voisins louaient « les bonnes moeurs » de sa malheureuse épouse.
Devant leur indignation Dupré fut contraint de quitter sa demeure et aller s’installer chez sa maîtresse.
Les secrets de l’amour sont, comme on le sait, insondables:  la Carville ne péchait ni par la grâce ni par les qualités de son esprit.
Première danseuse à l’Opéra, dans le genre « noble », elle était grande et forte, elle passait pour « mauvaise camarade et méchante femme » qui visait la fortune de Dupré. Tout l’Opéra l’appelait « Carville la Dinde ».
En dénonçant tous ces faits, Madeleine Dupré obtint gain de cause, ce qui lui accorda le droit de sortir du couvent.
Elle ne retourna plus au foyer conjugal, occupé par la Carville, et s’installa chez sa mère.  Le malheur qui lui fut arrivé, constitue un exemple fréquent à cette époque, du pouvoir que possédait un mari sur son épouse, si celle-ci devenait gênante ou bien si elle commettait une imprudence.

Malgré une vie privée peu reluisante, Louis Dupré restait un grand danseur dont le talent donnait de l’inspiration à d’autres artistes.

Durant son séjour en Pologne, il fut marqué et séduit par le caractère des danses polonaises. Dans les Fêtes de Thalie, reprises par l’Académie Royale de Musique, le 2 juin 1735, Dupré rajouta dans le troisième acte (la Veuve) des personnages de Polonais et dansa lui-même le rôle de l’un d’eux. Il est probable qu’il a pu influencer Rameau d’introduire l’Air grave pour les Polonais, dans son ballet Les Indes galantes (prologue, scène 2).
La première du ballet eut lieu le 23 août 1735. Admiratrice de ce ballet, la reine Marie Leszczyńska en faisait jouer de temps en temps des extraits lors de ses concerts à la Cour. Il serait intéressant de savoir si la reine posa des questions à Louis Dupré sur sa carrière de soliste à la Cour de Pologne et de Saxe.
Le danseur fut souvent invité à se produire devant ses Majestés à Versailles, comme en 1748 sur le théâtre des Petits Appartements: « le dieu de la danse », en compagnie de quelques autres danseurs de l’Opéra, présentèrent les fragments du ballet Les Eléments de Destouches et de Lalande et du Ballet de la Paix de Rebel et Francoeur.

Une nouvelle représentation à l’opéra des Caractères de la danse en 1739, valut à Dupré cet éloge du « Mercure de France » :

« Dans la chaconne à deux mouvements qui suit, elle imite le grand caractère de danse noble, gracieux et imposant, tel qu’on l’admire dans l’illustre Dupré à l’Opéra ».
Témoin oculaire des créations de l’artiste, madame Campan, future lectrice de Marie Antoinette, le considéra toute sa vie comme le plus grand danseur de son temps.

En 1739 Louis Dupré succéda à Michel Blondy au poste de maître de danse à l’Opéra de Paris. Il allait y former les futurs danseurs de légende: Jean Noverre, Gaëtan Vestris et Maximilien Gardel qui, plus tard, assurèrent dignement sa relève.
En attendant, les étoiles féminines : Marie Sallé, la Camargo et Marianne Cochois, étaient tour à tour ses partenaires jusqu’en 1740 où le « grand Dupré » devint le « Dieu de la danse ». Louis Dupré fut le premier danseur professionnel à obtenir un éloge pareil sans que cela marquât la fin de sa carrière. Bien au contraire !
Claude Joseph Dorat, le poète oublié des Lumières, se fit porte-parole de ce titre glorieux dans les vers suivants :

Lorsque le Grand Dupré, d’une marche hautaine

Orné de son panache, avançoit sur la scène

On croyait Dieu demander des autels

Et venir se mêler des danses des mortels…

Si Louis Dupré devint un mythe au Parnasse de la danse, ce n’était pas seulement à cause de son élégant et noble maintien, de la finesse et de la légèreté de ses mouvements ou encore de la parfaite exécution de ses pas. C’était aussi grâce à son port de bras. Le moment qu’attendait le public assistant aux représentations dont Dupré faisait partie, était la manière dont le danseur, avançant sur la scène faisait mouvoir ses bras.

 Ah, je vois Dupré qui s’avance

Comme il développe les bras !

Que de grâce dans tous ses pas !

C’est, ma foi, le dieu de la danse ![17]

Giacomo Casanova
Giacomo Casanova

Pendant son premier séjour à Paris en 1750,  Giaccomo Casanova eut le privilège de voir à l’Opéra de Paris Louis Dupré[18]
Voici comment le célèbre séducteur italien s’en souvenait 30 ans plus tard, dans Mon apprentissage à Paris : « (…) Tout d’un coup j’entends le parterre qui claque des mains à l’apparition d’un grand et beau danseur masqué avec une perruque noire à longues boucles  qui descendaient jusqu’à la moitié de sa taille, et vêtu d’une robe ouverte par devant qui lui allait jusqu’aux talons.(…) je vois cette belle figure qui s’avance à pas cadencés, et qui parvenu au bord de l’orchestre élève lentement ses bras arrondis, les meut avec grâce, les étend entièrement, puis les resserre, remue ses pieds, fait des petits pas, des battements à mi-jambe, une pirouette ensuite, et disparaît après, entrant à reculons dans la coulisse. Tout ce pas de Dupré n’a duré que trente secondes. (…) A la fin du second acte voilà de nouveau Dupré avec son visage recouvert d’un masque, cela va sans dire, qui danse, accompagné d’un air différent (…) il avance vers l’orchestre, il arrête sa taille un instant, très bien dessiné, j’en conviens ; et tout d’un coup j’entends cent voix dans le parterre qui disent tout bas : -Oh mon Dieu! mon Dieu ! Il se développe, il se développe ! Et vraiment il paraissait un corps élastique qui, en se développant, devenait plus grand. (…) Il avait soixante ans[19] et il était le même qu’il était quarante ans auparavant ». 

Le crépuscule du « Dieu »

Les choses ne se présentaient pas tout à fait comme l’a décrit avec enthousiasme Casanova.
Après 1740, l’âge du danseur commençait à donner du souci à la direction de l’Opéra. Les 17 et 27 septembre 1743 un document administratif proposa de remplacer le sieur Dupré par le sieur Maltaise l’aîné. « Le Dieu de la danse » ne serait plus en mesure de danser les ballets nécessitant beaucoup d’effort. De ce fait, on lui demandait de « garder son énergie pour les entrées, sinon son public serait privé de le voir danser ».

L’année suivante, Dupré est signalé comme retraité[20] de l’Opéra (une note du 7.11.1744), mais toujours avec le droit de danser périodiquement, tant que cela lui serait possible. Il recevrait un louis à chaque parution. La direction de l’Opéra finit par se plier à cette exigeance, du fait que les admirateurs de Dupré continuaient à le réclamer. Ils n’acceptaient pas de ne plus le voir danser. C’est ce public qu’en 1750 Giaccomo Casanova vit s’extasier et applaudir à tout rompre son idole.

Les Archives Nationales (le site de Pierrefitte) contiennent une partie de la comptabilité de l’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime (cote AJ 13-18).
Les appointements de Louis Dupré ne concernent que les années 1748-1754. La période ultérieure de ce fonds semble être perdue. Les années mentionnées ci-dessus se rapportent à l’époque où le danseur était déjà retraité de l’Opéra tout en continuant à y travailler.
L’année 1754 est la dernière où Dupré apparaît dans les comptes de l’Opéra, ce qui veut dire qu’il s’était retiré de la scène par la suite; en effet, il s’y préparait depuis quelque temps.
D’après ces documents, entre 1748 et 1754 il y eut 631 représentations dans lesquelles Louis Dupré dansa et fut payé 48 livres par représentation. Nous rappelons que sa participation se limitait à de brèves apparitions (comme celle qu’avait décrite Casanova).
Sur le nombre total des spectacles pendant chaque saison théâtrale, Dupré était dispensé de danser dans une vingtaine de ballets pour lesquels il touchait néanmoins 480 livres. Cet avantage lui était accordé sous forme de « présent ». En voici un exemple:
Entre le 27.04.1751 et le 17.03.1752 , il y eut 144 représentations à l’Opéra et Dupré ne dansa que dans 121.
Sur les 23 ballets dans lesquels il n’a pas dansé: « …il supplie Monsieur le Prévôt des Marchands qu’il lui soit payé la somme de 480 livres, les représentations que l’Académie Royale de Musique est dans l’usage de lui passer tous les ans comme présent. Cette somme se paye à la clôture de la saison ».
D’après la comptabilité de Mr de Neuville, caissier de l’Opéra, il arrivait que Dupré fût aussi engagé pour des spectacles « extraordinaires », comme son apparition dans le Prologue du Carnaval du Parnasse. Ces spectacles au nombre de 45 lui furent payés  la somme de 120 livres.
Tous les appointements rapportés ci-dessus venaient en plus de sa rente qu’il touchait en tant que retraité de l’Opéra.
Il est intéressant de noter qu’entre le 25 août et le 3 décembre 1750, les comptes mentionnent un « Dupré fils » dans 19 représentations extraordinaires, pour lesquelles il toucha 50 livres 13 sols et 4 deniers, payés en Février 1751.
Il faut aussi signaler qu’il existait alors à l’Opéra de Paris une sorte de caisse sociale qui participait aux dépenses extérieures des artistes, comme l’achat du pain et du vin et l’entretien des chaussures. Entre 1748 et 1754 Dupré toucha à ce titre 61 livres et 42 sols.
Il n’est pas cité en revanche dans les gratifications annuelles ni dans les frais de remboursements des déplacements des artistes de l’ARM en province.
En résumant:  sans compter le montant des cachets et des gains de Louis Dupré pour les spectacles à la Cour et tous les cours de danse qu’il dispensait à Paris, on constate que le danseur se trouvait à la tête d’une jolie fortune.
Il ne faudrait pas oublier non plus, les 10000 livres de rentes annuelles qui lui venaient de divers placements que citait Madeleine Roland dans son « mémoire » d’épouse répudiée.

Bien qu’étant premier danseur de la prestigieuse Académie Royale de Musique, Louis Dupré n’échappa, lui non plus, à l’enseignement et à la chorégraphie.
En dehors de l’Opéra, il accepta de travailler pour le collège Louis-le-Grand dans le but de régler les ballets des élèves de cette prestigieuse école.
Louis-le Grand de la Compagnie de Jésus était dirigé par des pères-jésuites qui élevaient les enfants des élites sociales de l’époque.
Dès le XVII siècle la danse et le théâtre faisaient partie de leur instruction, car « savoir danser pour un gentilhomme était aussi important que manier une épée et monter à cheval ».
A la fin de chaque année scolaire, les élèves préparaient des spectacles pour donner plus d’éclat à la remise des prix. Leurs éducateurs n’hésitaient pas à demander aux danseurs de l’Opéra de Paris à se joindre aux élèves afin de rendre ces événements plus prestigieux encore.
Les spectacles consistaient en représentation d’une tragédie latine, mêlée de danse, de chant et de « grande symphonie » (musique d’orchestre).

Programme d'un ballet dansé par les élèves de Louis-le-Grand
Programme d’un ballet dansé par les élèves de Louis-le-Grand

Louis Dupré chorégraphia et régla, entre autres, les ballets suivants :

  • 1748 : Le portrait du Grand Monarque, ballet et intermède en 4 parties d’une tragédie en 5 actes de P. Joseph de Baudory
  • 1749 : Les héros de roman dans le cadre de la tragédie Catilina de Jean Baptiste Geoffroy, ballet en 4 parties
  • 1750 : David reconnu roi d’Israël, tragédie de Jacques Lenoir-Duparc, les ballets et les intermèdes en 4 parties

En 1751, après la 2ème représentation de David, Louis Dupré passa la main à son cousin Jean-Denis Dupré,[21]  qui le remplaça à ce poste.

« Le Dieu de la danse » réduisait peu à peu ses activités. En tant que danseur, il se faisait remplacer par des partenaires plus jeunes, notamment par Claude Javilliers qui le doublait volontiers ou encore Antoine Baudiéry de Laval qui dansait les mêmes rôles à la Cour avant d’être nommé en 1759 maître à danser des Enfants de France ( c’est-à-dire du futur Louis XVI et de ses frères et sœurs).

Le chant du cygne

Le 28 octobre 1752, le duc de Luynes nota dans sa chronique de la Cour : « Nous eûmes avant hier à la comédie une pièce intitulée l’Inconnu ; elle est fort amusante, à cause des divertissements et ballets qui ont été parfaitement exécutés. Dupré, fameux danseur de l’Opéra y a dansé pour la dernière fois ; il se retire du théâtre ».

Louis Dupré mourut à la fin de décembre 1774, quelques mois après la disparition de Louis XV, dont le règne servit de fond de toile à sa carrière de danseur de légende. Peut-être qu’un jour son buste ornera-t-il une galerie du Palais Garnier ? Juste à côté de son élève Gaëtan Vestris, le deuxième et dernier « Dieu de la danse », qui hérita du titre de son maître avant que le rideau ne se referme définitivement sur la belle dance et une époque désormais révolue.

Gaëtan Vestris par Thomas Gainsborough
Gaëtan Vestris par Thomas Gainsborough

                                

Liste non exhaustive des rôles de Louis Dupré à l’Opéra de Paris (1715-1751)

1715 : un « forgeron », un « buveur », un « masque », un « sérieux » dans Les Plaisirs de la Paix, ballet de Mennesson, musique de Thomas L. Bourgeois

1716 : un « masque » dans Les Fêtes de l’été, ballet de Melle Barbier, livret de l’abbé Pellegrin, musique de Montéclair

1716 : un « homme du peuple du Cathay » dans Roland de Philippe Quinault et Jean-Baptiste Lully

1717: Camille, tragédie de Jean-Baptiste Rousseau, musique de Campra

1717 : un « berger », un « guerrier », un « homme du peuple d’Amathonte » dans Vénus et Adonis, tragédie de J.B.Rousseau, musique de Henry Desmarets

1717 : un « berger », un « héros » dans Amadis de Gaule, tragédie de Quinault, musique de Lully, reprise en 1718

1731-1732 : un « Vénitien », un « masque », un « vieux », un « bohémien » dans les Fêtes vénitiennes d’Antoine Danchet et Campra,
Phaëton
de Quinault et Lully,
Fêtes de Thalie de Lafont et Mouret,
Persée de Quinault et Lully,
Renaud de Pellegrin et Desmarest,
Les Fêtes grecques et romaines de Louis Fuzelier et Colin de Blamont,
Idoménée de Danchet et Campra,
Isis de Quinault et Lully,
Les Caractères de l’amour de Pellegrin et Colin de Blamont.

1733 : un « démon » dans Hippolyte et Aricie, de Pellegrin et Rameau, Les éléments de Roy et Destouches,
Iphigénie en Tauride, tragédie de Joseph F. Duché, musique de Desmarest,
Un « sauvage » dans Les Indes Galantes, de Fuzelier et Rameau.

1743-1735 : « un masque » et un « Espagnol » dans l’Europe Galante d’Antoine Houdar de la Motte et Campra

1737 : une « planète » dans Castor et Pollux, tragédie de Pierre J. Bernard, musique de Rameau

1739 : un « plaisir » dans Dardanus, de Leclerc de La Bruère et J.Ph. Rameau

1740 : Jephté de Pellegrin et Montéclair,
Le Pouvoir de l’Amour, ballet de Lefebvre de St Marc, musique de Pancrace Royer

1749 : un « satire » et une « dryade » dans Platée, ballet d’Autreau et Ballot de Sauvot, musique de Rameau

1751 : un « suivant du Génie de l ‘Afrique » dans Génies tutélaires, divertissement de François de Moncrif, musique de Jean François Rebel et François Francoeur.

Un pas de deux peint par Louis Carmontelle
Un pas de deux peint par Louis Carmontelle


Bibliographie   

Alina Żurawska-Witkowska : Muzyka na dworze Augusta II w Warszawie,  Zamek Królewski 1997

Catherine Cessac : Itinéraire d’André Campra (1660-1744), CMBV/Mardaga 2012

Mémoire à Monseigneur le Comte de Maurepas, plainte de Louis Dupré, danseur contre le directeur de l’Opéra, Bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris notice no 42158218

Emile Campardon : L’Académie Royale de Musique au XVIII siècle, Berger-Levrault Editeurs Paris 1884

                                                                 

Notes de bas de page:

[1]. Appelé ainsi par ses sujets polonais en raison de sa force exceptionnelle : il rompait des fers à cheval à main nue.

[2]. C’est la date qu’avancent plusieurs sources de la Bibliothèque de l’Opéra de Paris. Certaines encyclopédies indiquent le 24.12.1689, comme date de naissance du danseur ce qui semble être trop précoce par rapport au déroulement de sa carrière.

[3]. Les élèves de l’Académie Royale de Musique (danse) étaient classés d’après leur physique en trois genres dont ils ne pouvaient sortir sans l’autorisation du directeur. La danse noble demandait « une haute stature bien proportionnée et des traits empreints de distinction et de majesté ».

[4]. Danse qui demandait une taille moyenne, une silhouette svelte et gracieuse et un visage agréable.

[5]. Contrairement à Louis, nous possédons l’acte de naissance de Jean-Denis. Il est né le 9.10.1706 à Paris de Jean Dupré, maître à danser et de Jeanne Rémy, son épouse, tous deux demeurant rue Galande. Il ne pouvait donc pas être le frère de Louis qui, d’après les actes d’état civil ne descendait pas de Jean Dupré. Il reste toujours à savoir quelle était la véritable parenté entre les deux danseurs. Seule la découverte de l’acte de naissance de Louis Dupré pourrait apporter la réponse à cette question. Il faut reconnaître que sa date et son lieu de naissance sont un vrai casse-tête.

[6] Et ancêtre du côté paternel de George Sand.

[7] Un taler d’Auguste II vaut aujourd’hui 70 euros (280 zlotys). Dupré gagnait donc annuellement au minimum 70.OOO euros de pension fixe.

[8] A. Zórawska-Witkowska : Muzyka na dworze Augusta II w Warszawie, éd. Zamek królewski 1997

[9]. Les traditions de l’opéra en Pologne remontent au début du XVII siècle, c’est-à-dire 23 ans après la naissance du genre ( Orpheo de Monteverdi ). En 1628 le roi Ladislas IV fit venir à sa Cour de Varsovie la troupe italienne de Marco Scacchi.

[10]. Depuis la fin du XVI siècle, les souverains polonais cumulaient les titres suivants : par la Grâce de Dieu, Roi de Pologne, Grand Duc de Lithuanie, Samogitie, Ruthénie, Prusse, Livonie, Mazovie, Podlachie, Smolensk, Kïovie, Volhynie, Podolie, Sévérie, Czernichovie.

[11]. Costantini fit venir à Varsovie la troupe italienne du comédien Gennaro Sacco qu’il connaissait de Zelle, où ils travaillaient tous deux pour le duc de Brunswick-Lünebourg. Quelques années plus tard, il fut remplacé par l’acteur de la commedia dell’arte Tomaso Ristori et son fils Giovanni, compositeur et claveciniste, venus avec une douzaine de comédiens et 6 ou 7 chanteurs.

[12]. La chaconne faisait partie des danses nobles. La loure est plus lente, le passepied est plus rapide. Ce type d’inventaire devait comprendre quantité d’oeuvres transcrites par les copistes de la Cour. Malheureusement une grandie partie de ces collections et archives sont définitivement perdus ou bien dispersés au cours des deux derniers siècles.

[13]. Il en existe une copie faite pour l’opéra de Dresde par le grand violoniste Johann Georg Pisendel, ami de Jean Sébastien Bach. Le service musical d’Auguste II était assuré, hormis Pisandel, par les plus fameux musiciens d’Europe Centrale de ce temps : Frantisek Benda, Jan Zelenka, Johann A. Hasse, Jean Baptiste Volumier ( d’origine belge) et le flûtiste Joachim Quantz.

[14]. Ancienne soliste de la troupe de J.B. Grimberghs à Londres. La représentation varsovienne de ce ballet put être commandée par le fils d’Auguste II, Frédéric Auguste, père de la future Dauphine de France Marie-Josephe de Saxe, seconde bru de Louis XV et de Marie Leszczynska. Le futur Auguste III passait pour un fervent mélomane. Il aurait pu assister à la première de ce ballet à Paris en 1715 qui fit beaucoup de bruit dans le monde de l’opéra, non seulement en France.

[15]. Il n’y a guère que la musique du vieux Lully qui résista plus longtemps aux nouveaux goûts musicaux. Sa popularité en Pologne était assez extraordinaire. Encore en 1751, Telemann écrivait à Carl Graun qu’il connaissait des Polonais chantant par cœur des scènes entières des œuvres de Lully.

[16]. Le mal du pays serat-il la raison du retour en France des époux Dupré-Roland, ou bien s’agissait-il d’un différend avec la Cour de Saxe-Pologne ?

[17]. Joseph de la Porte et Jean-M. Clément : Anecdotes dramatiques, 1775

[18]. Dans Les Fêtes vénitiennes de Danchet et Campra

[19]. Nous avons toujours le souci avec la date de naissance de Louis Dupré. D’après les souvenirs de Casanova, il serait né vers 1690.

[20]. Il se retira de l’Opéra avec 1500 livres de rente annuelle.

[21]. Jean-Denis Dupré ne paraissait à l’Opéra que dans les rôles secondaires. Il se retira du théâtre en 1757 avec 300 livres de retraite. La même année le roi Louis XV lui accorda une pension de 500 livres en qualité de danseur des ballets de la Cour.
Jean-Denis Dupré possédait à Paris plusieurs biens immobiliers. Il est mort en 1782.

Michał Kazimierz Ogiński, seigneur des Lumières

Michał Kazimierz Ogiński jeune

Le 26 mai 1757, le duc de Luynes nota dans ses Mémoires sur la Cour de Louis XV : «[…] monsieur Oginski, grand seigneur de Pologne qui est depuis 3 mois en France, qui a beaucoup de talent pour la musique, jouant supérieurement de la harpe et du violon et qui vient de partir avec Monsieur le duc d’Orléans pour l’armée en qualité de son aide de camp ».

Le prince Michał Kazimierz (Michel Casimir) Ogiński, car c’est de lui qu’il s’agit, arriva à la Cour de Versailles en 1757 après un passage à Dresde et devint très rapidement la coqueluche du Tout-Paris de l’époque. Musicien et compositeur aux dons exceptionnels de violoniste et de harpiste il apprit aussi la clarinette.
Des chroniques parisiennes de ce temps mentionnaient qu’en tant que violoniste Michał Kazimierz pouvait remplacer tout un orchestre et les concerts qu’il donnait à Paris attiraient beaucoup de monde.
A l’âge de 27 ans, le prince Ogiński passait pour un séducteur invétéré et brillant causeur. En France il partageait son temps entre le Versailles de Marie Leszczyńska et le Lunéville du roi Stanislas qui lui témoignait beaucoup de sympathie.
Il est difficile de savoir quand Michał Kazimierz rencontra le nain Joseph Boruwlaski1 appelé Joujou, devenu un redoutable rival de Bébé, le nain de Stanislas.

Joseph Boruwlaski
Joseph Boruwlaski

Joujou, la coqueluche des Cours européennes du fait de sa brillante intelligence et de sa connaissance de plusieurs langues, descendait d’une famille de petite noblesse de Pologne et fut présenté par ses parents à la comtesse Tarnowska qui le prit sous sa protection.
S’étant retrouvée enceinte elle pria son amie, la comtesse Humieska, de prendre soin du jeune homme. D’après une croyance populaire, une femme enceinte devait éviter tout contact avec des nains, car cela pouvait jeter un mauvais sort à l’enfant qu’elle attendait. Superstition, ou pas, elle préféra ne pas prendre de risque.
La comtesse Humieska entreprit un long voyage à travers l’Europe, ravie de présenter à la haute société son protégé.
Après une halte à Lunéville, ils arrivèrent à Versailles au moment où le prince Ogiński y séjournait. Il se fut pris de passion pour son compatriote Joujou qu’il entraîna dans toutes sortes de jeux pour distraire les dames de la Cour. Dans ce cas il accompagnait les facéties de Joujou en jouant de plusieurs instruments.
Brillant musicien, Michał Kazimierz dut apporter de nombreuses fois son soutien aux concerts de la Cour et jouer pour ses Majestés.
Il n’était pas rare que les gentilshommes de la Cour et les enfants de France remplaçassent au pied levé des musiciens absents.
Le
Mercure de France et le duc de Luynes, entre autres, nous ont légué ces témoignages.
Louis XV demanda un jour qu’on jouât le Printemps de Vivaldi, qu’il appréciait beaucoup. Le prince de Dombes, le comte d’Eu et plusieurs autres seigneurs de la Cour acceptèrent d’accompagner le sieur Guignon (violoniste) pour ne pas priver le roi d’entendre « cette belle pièce de symphonie qui fut parfaitement exécutée ».
Une autre fois, le roi entendit le sieur Laval, bassoniste du roi de Sardaigne avec les violonistes Guignon, Guillemain et Chrétien, secondés par le duc de Luynes à la basse de viole et Madame Adélaïde au violon.

Vers la fin de son séjour à Paris, le comte Ogiński rencontra Denis Diderot dans les salons de madame Geoffrin. Subjugué par la maîtrise de son jeu de harpe, le philosophe lui proposa d’écrire un chapitre consacré à cet instrument pour le volume de son Encyclopédie dédié aux instruments de musique. Ogiński inventa un système de pédales pour permettre aux joueurs de harpe d’en tirer des sons plus profonds et il décrivit ses inventions dans un article destiné à Diderot. Du fait de son entente avec l’encyclopédiste, Oginski est parfois considéré comme son fils spirituel. Voici comment l’éminent philosophe décrivit sa collaboration avec le comte :
Cet article a été donné par Mr le comte de Hoghenski (sic!), qui veut bien nous permettre de lui rendre ici, en le nommant, un témoignage public de reconnoissance : c’est peut-être le plus modeste et le plus habile joüeur de harpe. Il y joint la connoissance de la plus profonde & brillante harmonie au goût noble d’un homme de qualité qui a bien profité d’une éducation proportionnée à sa haute naissance. 

Harpe (Dictionnaire de Musique de Diderot)
Harpe (Dictionnaire de Musique de Diderot)

Avant de quitter la France le comte Ogiński prit part à la bataille de Hastenbeck, au début de la Guerre de Sept Ans, aux côtés des Français (1757). Il possédait le grade de lieutenant-général de Lituanie qu’il avait acquis à l’âge de 18 ans. Son engagement dans l’armée française devait parachever son apprentissage militaire.

En 1761 il dut abandonner son service, car il fut sommé de retourner en Pologne par son tuteur, le prince Michał Fryderyk Czartoryski.
A la tête d’une puissante famille celui-ci avait assuré l’éducation du jeune Ogiński, devenu orphelin de père à l’âge de 7 ans. Le prince décida de marier son pupille avec sa fille, Alexandra, une des femmes les plus brillantes et les plus riches de cette époque. Veuve du prince Sapieha, elle était déjà convoitée par le prince de Sanguszko.
Héritière de la ville de Słonim dans la partie biélorusse du royaume de Pologne, elle y reçut le comte Ogiński qui rentrait tout juste de Paris. D’après les chroniques de l’époque, il conquit Alexandra en lui jouant de la harpe. Il ne restait plus à Sanguszko que de s’en aller…

Palais de Siedlce
Palais de Siedlce

La nouvelle princesse Ogińska était de ces personnages féminins qui ont marqué leur époque par leur raffinement, leur goût et leur esprit. Elle hérita de la ville de Siedlce, à 100 km à l’est de Varsovie et décida d’en faire sa résidence principale. L’embellissement de son palais était devenu une de ses priorités. Du jour au lendemain, les habitants de Siedlce ont vu arriver un nombre considérable d’architectes, artisans, peintres et sculpteurs.
Michał Kazimierz se trouva au centre d’une des plus grandes familles de son pays, les Czartoryski. Il acheta le domaine de Nieborów dont le château passait pour une des plus élégantes résidences de la région de Varsovie. Il continuait à s’adonner à ses passions : la musique, la composition et la littérature.
Peu de temps après son mariage, il déploya une activité diplomatique entre la Pologne et l’étranger, au point qu’il fut pressenti comme candidat à la succession du trône de Pologne (voir à propos du blog). Le jeune et prestigieux couple Ogiński fut invité à Saint-Pétersbourg par Catherine II de Russie. Là encore, il montra son talent de musicien. Il souleva l’enthousiasme de la cour impériale de Russie en tant que clarinettiste, « jouant à la perfection des sonates et des soli » pour l’instrument dont la popularité ne venait que de commencer.
Les Ogiński ne se doutaient pas que la tsarine les avait attirés à Saint-Pétersbourg pour que son favori et amant, Stanislas Auguste Poniatowski, puisse mener tranquillement campagne en vue des élections d’un nouveau roi de Pologne. Catherine II craignait que si Michał Kazimierz fût élu, elle trouverait en lui un adversaire qui se dresserait contre les intentions qu’elle nourrissait à l’égard de son pays. Le 7 septembre 1764 Stanislas Poniatowski fut élu roi de Pologne. Sans rancune, le prince et la princesse Ogiński le félicitèrent, dès leur retour à Varsovie.

Pendant les années suivantes, Michał Kazimierz multiplia des voyages à l’étranger, mêlant des missions diplomatiques et des conquêtes sentimentales. Alexandra Ogińska ne participait pas aux déplacements de son mari, préférant les séjours dans ses chers domaines de Siedlce et de Nieborów, entrecoupés par des visites à la Cour de Varsovie.

En 1772, le premier partage de la Pologne entre la Russie, l’Autriche et la Prusse provoqua un extraordinaire élan de patriotisme chez le prince Ogiński.
Nommé entre-temps Grand Hetman ( maréchal de camp) de Lituanie, qui lui donnait le pouvoir de chef militaire du Royaume, il lutta farouchement contre l’armée russe de Souvorov. Ses domaines s’étaient trouvés à la limite de la nouvelle frontière polono-russe.
Il eut malheureusement moins de chance en tant qu’homme de guerre qu’en tant qu’artiste. Après avoir essuyé plusieurs défaites face aux Russes (dues aussi à des trahisons dans son propre camp), il chercha du secours pour son pays dans une activité diplomatique auprès des cours européennes. En vain.

Son intrépide soif de voyages et ses fréquentes absences auprès de son épouse ne pouvaient déboucher que sur la rupture de leur union.
Le divorce eut lieu en 1774. Ils se quittèrent en amis, conservant l’un pour l’autre un profond respect.
Après le partage de leurs biens, Alexandra choisit Siedlce comme résidence principale et Michał Kazimierz s’installa à Słonim, dans la partie biélorusse de la Pologne.

Carte de Pologne de 1933
Slonim sur une carte de Pologne d’avant 1945

Pendant les 20 ans qui allaient suivre, Słonim devint un « paradis sur terre » selon les dires du prince lui-même. Il put y réaliser son rêve : se consacrer à la composition, à l’écriture, à la peinture.
Sa résidence devint un des lieux de rencontres artistiques et intellectuelles les plus prestigieux d’Europe.
Ogiński créa un théâtre dont la scène pouvait contenir 2 régiments de cavalerie pour jouer une bataille dans le cadre d’un spectacle. Il était adossé au bois qui devait lui servir de décor naturel. Le théâtre faisait le lien entre le palais du prince et la rivière Shtchara.
Oginski entretint un ballet, un orchestre, des comédiens. Plusieurs de ces artistes se produisaient également à l’Opéra Royal de Varsovie. Claude Carloman Rulhière, historien, poète et membre de l’Académie Française connaissait personnellement Michal Kazimierz et fit plusieurs séjours en Pologne. Il faisait partie des plus fervents admirateurs du prince et de son domaine de Slonim:  « Sa résidence au bord de ce canal doit être plus singulière et plus belle qu’aucune résidence  de souverain en Europe et en Asie: un superbe château, autour duquel s’élèveraient pour l’habitation de ses amis, 24 pavillons séparés par autant de branches de ce canal, dans peu d’années ».

En dehors des arts, Michał Kazimierz se révéla comme un amoureux des sciences naturelles et un industriel de premier choix. 
Il ouvrit à Słonim une fabrique de porcelaine et une manufacture de gobelins  sous la direction de Johann Karl Kletsch, originaire de Saxe. Les dessins furent confiés à l’Italien Innocente Maraino. Quelques-unes de ces tapisseries sont exposées de nos jours au Musée National de Varsovie, d’autres font partie des collections privées au Canada.
Elles étaient au nombre de 12, destinées à orner la future Salle des Déesses du château de Slonim. Celles qui ont pu être sauvées représentent, entre autres, une Bacchante, un Flûtiste et un Hercule.

Le plus grand succès d’Ogiński en tant qu’entrepreneur, fut tout de même un canal dont il avait conçu les plans quelques années auparavant. Ce canal devait unir les fleuves de Dniepr et de Niémen via la rivière Shtchara et faire ainsi la jonction des rives de la Baltique à celles de la Mer Noire. Le canal fut terminé en 1783 et sa construction fut entièrement financée par le prince. C’est bien de ce canal que parle Claude C. Rulhière dans sa description du domaine de Slonim. Cet ouvrage constitue la reconnaissance de Michał Kazimierz comme inventeur dans l’art fluvial; il existe toujours et continue à porter le nom du canal d’Ogiński.

Canal Oginiski

Canal Oginiski (panneau en biélorusse)
Canal Oginski (panneau en biélorusse)

Slonim était l’exemple d’une petite ville typique de l’ancienne Pologne. Cinq religions s’y côtoyaient : catholique, gréco-catholique, orthodoxe, juive et musulmane, due à la présence des familles de Tatares dont les ancêtres avaient abandonné la vie
nomade, pour s’installer dans l’est du royaume polonais au XVIIe siècle. La population juive de Słonim était la plus nombreuse de toutes les minorités : elle constituait près de la moitié de ses habitants2.

Durant les 20 années après son installation dans cette ville prospère, Michał Kazimierz y a écrit et publié la majorité de ses ouvrages.
Les historiens d’aujourd’hui s’intéressent de plus en plus à son œuvre et, de ce fait, plusieurs travaux y ont déjà été consacrés3.

Voici quelques-unes des publications de Michał Kazimierz Ogiński :

Filozof zmieniony. Opera w muzyce zaprezentowana na zamkowym teatrum w Słonimie, podczas karnawalu, Wilno, 17794

Telemaka, opera grana w Słonimie 17805

Pola Elizejskie, dramma z muzyką6 wyd. Bajki i nie bajki (tom II)

Pieśni przez JW Imci Pana M. K. hrabiego Oginskiego, Hetmana W.K. Litewskiego, 1770 w Slonimiu7

Œuvres écrites sous le pseudonyme du Citoyen Słonimski

Powieści historyczne i moralne napisane przez obywatela Słonimskiego 8 Warszawa 1780

Bajki i nie bajki przez obywatela Słonimskiego napisane9, tom I i II, Varsovie 1788

Uczta imieninowa10, comédie, traduite en français par messieurs Brykczynski et Baer

Michał Kazimierz Ogiński se considérait lui-même, et peut-être avant tout, comme compositeur et auteur de livrets d’opéra. En apprenant la mort de Jean-Jacques Rousseau, il entra dans l’appartement du roi Stanislas Poniatowski en disant : « Votre Majesté, je viens de perdre un collègue ». Voyant le roi, qui semblait ne pas bien comprendre de qui il s’agissait, il rajouta avec un sourire malin : « Bien entendu, je parle de Jean Jacques Rousseau qui composa la musique et les vers du Devin du village, tout comme moi qui compose également des opéras sur mes propres livrets. De ce fait, il sera toujours mon collègue ».

Oginski âgé (fin XVIIIe siècle)
Le Comte Oginski âgé (fin XVIIIe siècle)

Pendant la durée de la Diète de 4 ans (1788-1792), dont les travaux devaient servir à voter de nouvelles lois et introduire des réformes sociales et économiques en vue de redressement du pays, le prince Michał Kazimierz mit aussi sa plume au service du Parlement.

C’est tout particulièrement l’état de l’armée qui le préoccupait. Il exposa des projets de sa modernisation dans Myśl o rzeczy wojennej11, éditée en 1780 à Varsovie.
Il prononça aussi plusieurs discours pendant les débats des parlementaires dont certains furent traduits en français.

Pendant toute la durée des travaux de la Diète des pamphlets et caricatures des députés ne cessèrent de paraître, en rime et en vers, pour pouvoir être plus facilement retenus par le public.
Ceux concernant Michał Kazimierz ne sont pas toujours positifs, ou tout au moins, peu enthousiastes, comme celui-ci.

Ma dosyć cnót

Zimny jak lód

Z dużym brylantem chodzi

Nie pomaga ani szkodzi12

Les efforts des patriotes polonais cherchant à sauver leur pays du naufrage arrivèrent trop tard. La Constitution du 3 mai 1793 ne put empêcher le troisième et définitif dépeçage de la Pologne par ses voisins en 1795.

Michał Kazimierz Ogiński refusa de prêter allégeance à Catherine II de Russie. En guise de protestation, il rendit son bâton de Grand Hetman. En réponse à son refus, les forces moscovites occupèrent ses terres de l’est, dont Słonim. Ogiński perdit ainsi près de la moitié de ses domaines.

Il passa les dernières années de sa vie dans la propriété de sa tante, Helena Ogińska, dans la région de Varsovie.

Il légua le reste de ses biens à son petit-cousin, compositeur lui aussi, Michał Kleofas Ogiński, entré dans l’histoire de la musique grâce à ses polonaises, et tout particulièrement à celle portant le titre d’Adieux à la patrie. L’authenticité de cette partition reste encore à prouver; des musicologues polonais penchent pour Michal Kazimierz comme étant son auteur.

Michał Kleofas Ogiński
Michał Kleofas Ogiński

Michał Kazimierz décéda le 31 mai 1800. Le lieu de son inhumation reste mal connu. Probablement dans les catacombes du cimetière de Powązki à Varsovie.

Son cher domaine de Słonim périclita et son magnifique palais tomba en ruine et fut démoli dans le courant du XIXe siècle.

Palac Slonim
Palais de Slonim: état d’abandon – II moitié du XIXe s.

En 1919, l’année où la Pologne retrouva son indépendance, il ne restait aucune trace de la magnificence du lieu qui ne cessa de briller durant les dernières vingt-cinq années de l’existence du royaume de Pologne. Le seul souvenir de la dimension des investissements de Michał Kazimierz Ogiński reste son canal.

A la suite des accords de Yalta, Słonim se retrouva dans la partie biélorusse de l’URSS, devenue République de Biélorussie après la Pérestroïka.

Grâce aux efforts de la communauté polonaise de Biélorussie, joints aux initiatives de la municipalité de Słonim, une plaque à la mémoire du seigneur-musicien et écrivain a été apposée sur la façade du théâtre de la ville. Elle est rédigée en langue biélorusse et salue un grand artiste et gardien des traditions théâtrales13.

Plaque à la mémoire du Comte Oginski
Plaque à la mémoire du prince Oginski

Depuis 2004, un festival dédié à la polonaise, danse tant prisée par de nombreux compositeurs dont Jean S. Bach, Telemann et Chopin, se déroule tous les ans à Słonim pour rendre hommage à Michał Kazimierz.

Polonez festiwal
Le festival de la polonaise à Slonim

In fine

Il fut un personnage très controversé. Raillé et critiqué par une partie de ses contemporains : on lui reprochait son manque de sérieux, parce qu’il ne convenait pas à cette époque qu’un aristocrate s’adonne à la musique et à la littérature, et aussi parce qu’on le considérait piètre général et politicien. Parallèlement, on trouve des témoignages favorables, qui rendent hommage à un fervent patriote et grand homme d’Etat.

Polonaise pour violon et pianoforte, une des rares compositions authentifiées de Michal Kazimierz Oginski. Elles sont toutes éditées en Biélorussie
Polonaise pour violon et pianoforte, une des rares compositions authentifiées de Michal Kazimierz Oginski.  Elles sont toutes éditées en Biélorussie.

Maître de la conversation de salon, il fut aussi considéré au sein des loges maçonniques : dès 1780, il devint adjoint du Grand Maître de la Grande Loge Nationale du Grand Orient de Pologne.

Aujourd’hui, il séduit avant tout comme compositeur et écrivain.
Des musicologues et historiens lui ont consacré quantité d’études, d’articles, de thèses de doctorat, etc. Ce travail continue, car il reste encore beaucoup de recherches à accomplir avant de pouvoir terminer le portrait de l’un des plus passionnants personnages du siècle des Lumières, à l’échelle européenne.

A l’occasion du 250-ème anniversaire de l’Edition de l’Encyclopédie en France, M. K. Oginski se trouva aussi à l’honneur parmi les auteurs du célèbre ouvrage. A ce sujet il faut citer notamment le travail de Mme Malou Haine de l’Université libre de Bruxelles et le fruit de ses recherches:  « Michal Kazimierz Oginski, un encyclopédiste occasionnel ».   Mis en ligne le 01/12/2020

Les armes de la famille Oginski
Les armes de la famille Oginski

1. Mémoires du célèbre nain Joseph Boruwlaski, gentilhomme polonais, Flammarion, 2008

2. Le fondateur des magasins Marks § Spencer, Michael Marks est né à Słonim en 1859.

3. Artur Ziontek : Michał Kazimierz Ogiński w piśmiennictwie XVIII w. Artur Ziontek : Michał Kazimierz Ogiński jako poeta : kanon tekstów i problemy atrybucji     Pamiętnik Literacki, 2011

4. [ Le philosophe transfiguré ] opéra en musique, présenté au théâtre du palais de Słonim pendant le carnaval, Vilnus, 1779

5. [ Télémaque ] opéra, joué à Słonim, 1780

6. [ Les Champs Elysées ] drame en musique, édité avec [ Les fables et les non-fables ] tome II

7. [ Chants, composés par Son Excellence Monsieur le Comte Ogiński ; Grand Général de Lithuanie, à Słonim, novembre 1770

8. [ Romans historiques et moraux écrits par le citoyen Slonimski], Varsovie 1780

9. [ Des fables et des non-fables par le citoyen Slonimski ] tome I et II, Varsovie 1788

10 [ Fête du jour de nom ] dans Chefs d’oeuvre des théâtres étrangers, éd. Ladvocat 1823
Il s’agit en réalité d’une pièce conçue par Catherine II de Russie Imianiny gaspaszy Worczalkinoj. Oginski en a fait une adaptation en polonais, après l’avoir vue, ou lue, pendant son séjour en Russie, en changeant la Fête en Festin du Jour de nom.

11 [ Réflexion sur la question militaire ]

12[ Possède des vertues, Froid comme la glace, Affiche un gros diamant au doigt, Ne nuit pas, Mais n’apporte rien au débat ]

13. La date de naissance d’Oginski qui y figure est l’an 1728. Il existe, en effet, une incertitude quant à l’année de sa naissance. Des sources polonaises indiquent celle de 1730.

Compte-rendu du deuil et de la cérémonie des obsèques de la reine Marie Leszczynska

Titre du cérémonialIl s’agit d’un document manuscrit qui relate minutieusement les cérémonies liturgiques des obsèques des rois et des reines de France depuis la première moitié du XVIIe siècle jusqu’au règne de Louis XV, selon la tradition de l’Abbaye de Saint-Denis. Tous les événements relatifs à la réception du corps du souverain par les religieux de l’Abbaye, pendant son exposition et sa mise au tombeau dans la crypte de la Basilique du même nom, y sont décrits. Dans le cas des femmes régnantes, le Cérémonial des obsèques de Marie Leszczynska est le troisième dans l’ordre, après ceux d’Anne d’Autriche et de Marie-Thérèse d’Espagne. Il est aussi le dernier : la reine Marie-Antoinette n’a pas eu droit aux obsèques royaux à Saint-Denis, comme on le sait.

C’est un officier de l’Eglise, « le cérémoniaire » qui était chargé de la rédaction du Cérémonial, car il s’occupait des détails du protocole servant au bon déroulement des cérémonies liturgiques au sein de l’Abbaye de Saint-Denis.

Cérémoniaire dsc06106

Le nom de l’auteur du Cérémonial de la reine Marie Leszczynska ne figure pas dans le document. En revanche, à l’intérieur d’un des cahiers se trouve un morceau arraché d’une page sur lequel on rapporta le titre du Cérémonial et signa des initiales : J. (peu lisible) L. L. f, cérémoniaire, suivis de l’année 1769, sans préciser le jour et le mois de ladite année. 

Le manuscrit est écrit sur du papier fait main, dans un très bon état de conservation et se trouve aux Archives Départementales de Seine-Saint-Denis, à Bobigny (93), sous la cote 220/J/16/3. Il est désormais accessible en ligne, après sa récente numérisation.

Le manuscrit se compose de trois plis et de deux annexes. Les dimensions du document : 28,5 cm de hauteur et 21 cm de largeur. En marge de chaque page figure un court résumé de son contenu ce qui permet au lecteur d’en prendre rapidement connaissance.

Le premier pli contient 43 pages, le second 48 et le troisième 50 : en tout 141 pages. La séparation du compte rendu en trois parties pourrait témoigner d’un travail réparti dans le temps et la date de 1769,  un an après la mort de la reine, de son achèvement.

L’écriture de l’auteur est parfaitement lisible, comportante à peine quelques corrections ; la grammaire et l’orthographe sont peu différentes du français d’aujourd’hui. Il n’y a que les noms des institutions, des postes à la Cour, des habits, des expressions du langage courant et des coutumes qui demandent une plus profonde connaissance de la vie et de l’organisation de l’Etat français sous l’Ancien Régime.

Ce manuscrit est inconnu d’une large majorité d’historiens et de musicologues et, de ce fait, n’a pu jusqu’alors faire l’objet d’une analyse scientifique approfondie.

Dans le contenu du document nous pouvons distinguer les étapes suivantes :

°Le décès de Marie Leszczynska, le 24 juin 1768 et les événements qui ont eu lieu à la Cour pendant les jours qui ont suivi la mort de la reine.

°Première grande messe célébrée deux jours plus tard à Saint-Denis, comme l’imposait la tradition.

°Le 3 juillet, transport du corps de la reine de Versailles à Saint-Denis et sa réception par les religieux de l’Abbaye.

°Exposition du cercueil dans la Basilique des rois de France pendant 40 jours, jusqu’à la cérémonie de l’enterrement de la reine.

°Le 10 août, l’exposition de l’urne contenant le cœur de la reine dans la chapelle Saint-Eustache de la Basilique.

°Le 11 août, la grande messe de l’enterrement et l’ensevelissement du corps de la reine dans la crypte des Bourbons.

°19 septembre, le départ du cœur de la reine pour Nancy.

Première page du manuscrit

Sans tenir compte du souhait de son épouse qui voulait des obsèques modestes, Louis XV tint à lui rendre hommage et à l’ensevelir avec toute la pompe royale observée lors du décès des monarques de France.

Le roi ordonna que l’on dise 1500 messes à l’intention de sa femme, en chargeant de cette tâche les religieux de l’Abbaye de Saint-Denis.

Le 26 juin, deux jours après le décès de la reine, sonnèrent à Saint-Denis toutes les cloches et furent dites, très solennellement, les vêpres des morts ainsi que la grande messe des morts en présence de cinq chantres de l’Abbaye, du Prieur, du diacre et du sous-diacre suivant rigoureusement la liturgie des obits solennels des rois1.

Ce rituel devait être répété jusqu’au 11 août, jour de la grande messe d’enterrement.

Le 3 juillet eut lieu le convoi du corps de la reine. Le cortège quitta Versailles à neuf heures du soir de la veille. Le corbillard était accompagné de toute la Maison de la reine, répartie en plusieurs carrosses : ses Dames du Palais, son Premier Aumônier, son Premier Écuyer, son Chevalier d’honneur, ses pages. Le Premier Aumônier (évêque de Chartres) transportait l’urne avec le cœur de la défunte.

Derrière marchaient les pages de la Petite et Grande Ecurie portant des flambeaux, et les musiciens de la Chambre et de l’Ecurie du Roi. Leurs instruments ( l’auteur parle de « trompettes et autres instruments ») étaient drapés de crêpe noir. Toutes les personnes étaient habillées de noir ou bien portaient des signes de deuil. Le corbillard de la reine était précédé par deux compagnies de mousquetaires du roi et de chevau-légers de la Garde royale, portant le deuil. Les tambours des mousquetaires et les timbales des chevau-légers étaient, eux aussi, drapés de noir. Des palefreniers portaient des flambeaux.

Basilique de Saint-Denis
Basilique de Saint-Denis

Le convoi arriva devant la ville de Saint-Denis vers quatre heures et demi du matin, le 3 juillet. Il fut accueilli par le Prieur, le Prélat et les religieux de l’Abbaye. La porte d’entrée de la ville et ses principales rues étaient décorées d’ornements noirs. Lorsque le corbillard s’arrêta devant la Basilique, les tambours et les timbales des Gardes Suisses et des Gardes du roi battirent au champ. Les tambours et les timbales des autres corps militaires battirent au champ à leur tour. Sonnèrent toutes les grandes cloches de l’Abbaye. Le cercueil de la reine et les urnes contenant ses entrailles et son coeur furent transportés dans la Basilique et reposées sur un catafalque, sous les orgues, drapées de noir.

Orgue Basilique de Saint-Denis

Après une cérémonie religieuse d’accueil, pendant laquelle le Prieur salua la piété, la bienfaisance et la compassion de la souveraine pour les plus pauvres parmi ses sujets, on transporta le cercueil dans le chœur de la Basilique où il devait rester exposé jusqu’au 11 août. A cette occasion on avait érigé un haut catafalque pourvu d’un décor de deuil.

Pendant toute la période de l’exposition du corps de la reine, des messes eurent lieu tous les jours ( sauf le dimanche), en renouvelant le même rituel. Des volées de toutes les cloches de l’Abbaye se faisaient aussi entendre matin, midi et soir.

Fidèles à Saint-Denis
Fidèles à Saint-Denis

L’auteur du Cérémonial rédigea le Journal des visites rendues au corps de la reine par les représentants de l’épiscopat, de la Cour, du Parlement et des institutions de Paris et de la ville de Saint-Denis.

La suite du récit est consacrée à l’organisation de l’enterrement et des préparations pour l’accueil des participants. Tout l’intérieur de l’Eglise fut couvert d’ornements de deuil, dont ceux qui avaient servi pendant les obsèques de Louis XIV. Les insignes royaux et les armes des Bourbons et des Leszczynski étaient exposés à des endroits les plus visibles.

Le mur sous l’orgue fut drapé de rideau noir. Le protocole des obsèques royaux interdisait l’usage des instruments de musique pendant les offices.

Dans les jardins de l’Abbaye on dressa des tentes et des tables pour le repas des personnes invitées qui devait suivre la fin de la cérémonie des obsèques de la reine. Cela nous apprend quel était le nombre de musiciens participant à la grande messe de l’enterrement de Marie Leszczynska : on leur a réservé 120 places. Le repas de tous les invités était financé par le roi Louis XV.

Jardins de l'abbaye de Saint-Denis
Jardins de l’abbaye de Saint-Denis

Le 10 août 1768, eut lieu le transfert du cœur de la reine en la Chapelle de Saint-Eustache2, se trouvant en face de la sacristie haute de la Basilique. L’urne le contenant devait y reposer pendant 39 jours, pendant lesquels une messe basse y fut dite tous les matins.

Plan de la Basilique Saint-Denis avec toutes les chapelles. Celle de Saint-Eustache est la première à gauche avant l'entrée du chevet (A).
Plan de la Basilique Saint-Denis avec toutes les chapelles. Celle de Saint-Eustache est la première à gauche avant l’entrée du chevet (A).

Le 11 août, aux alentours de midi, eut lieu la grande messe précédant l’ensevelissement du corps de la reine dans le caveau des Bourbons.

Caveau des Bourbons (état actuel)
Caveau des Bourbons (état actuel)

Pendant la cérémonie était présente la famille royale dont les membres portaient des vêtements et des signes traditionnels du deuil.

Les filles de la reine : Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie portaient une mante de deuil de plus de cinq aunes (env. 6 mètres) et un voile qui leur couvrait la tête. Pour des raisons inconnues, y était absente la plus jeune des filles, Madame Louise.

Mesdames de France étaient accompagnées de leurs neveux, les trois futurs rois de France : le dauphin, Louis Auguste, âgé de 14 ans, Louis Stanislas, comte de Provence, âgé de 13 ans et Charles Philippe, comte d’Artois, âgé de 11 ans. Tous portaient des manteaux noirs et des pleureuses autour d’un bras. Le roi Louis XV était absent, conformément à la tradition qui interdisait aux monarques régnant l’entrée de Saint-Denis. Ils ne franchissaient le seuil de la Basilique qu’après leur mort.

Aux obsèques de la reine ne pouvaient participer que des personnes invitées. Il s’agissait de personnalités issues de l’Episcopat, de la Cour (dont toute la Maison de la reine et ses serviteurs), les échevins de Paris et de Saint-Denis, les députés du Parlement, les représentants des corporations, de la police, des juges, de la Monnaie de Paris, les recteurs de l’Université.

Suivant la tradition, le cortège des religieux de l’Abbaye était précédé par deux cents pauvres, habillés de gris et portant des flambeaux.

Les cinq chantres de l’Abbaye furent chargés de chants liturgiques dont le Requiem, soutenus de temps en temps par les musiciens du roi se trouvant dans le jubé, sous la conduite d’ Esprit A. Joseph Blanchard3, directeur de la Chapelle du Roi.

Portrait de Blanchard
Portrait de Blanchard (collection BnF)

Les chants interprétés pendant la messe étaient essentiellement ceux de la liturgie catholique. La seule œuvre contemporaine exécutée par le choeur des musiciens du roi fut la Prose et de Profundis d’Antoine Blanchard, composés en 1740. Tous les chants furent chantés sans accompagnement instrumental. L’usage d’un diapason n’a pas été mentionné par le cérémoniaire, non plus. En revanche, le professionnalisme des chantres de l’Abbaye et des musiciens du roi et leur entente dans l’exécution des chants étaient de plus haut niveau ; la lecture du document en atteste.

Extrait du manuscrit
Extrait du manuscrit

Extrait du manuscrit
Extrait du manuscrit

La composition de Blanchard fut suivie de l’oraison funèbre en l’honneur de la reine, écrite par le marquis Le Franc de Pompignan et prononcée par l’auteur lui-même. Elle dura « cinq quarts d’heure ». Elle fut auparavant approuvée par Louis XV et imprimée 4.

Après la messe, le cercueil de Marie Leszczynska fut descendu dans le caveau des Bourbons et reposa entre le sarcophage du duc de Bretagne, père de Louis XV, décédé en 1712 et de Marie-Thérèse d’Espagne, première belle-fille de la reine, décédée en 1746.5

Tombeau de la Reine dans la crypte de la basilique de Saint-Denis
Tombeau de la Reine dans la crypte de la basilique de Saint-Denis

Conformément à la décision du roi Louis XV, le 19 septembre, à dix heures du matin, il eut une cérémonie religieuse pour le départ du cœur de la reine pour Nancy. Le Premier Aumônier de la reine y participait, car c’est lui qui était chargé d’accompagner l’urne en Lorraine. Le convoi se composait de deux carrosses : celui de l’évêque de Chartres et un autre occupé par le Prieur de l’Abbaye. Ils étaient escortés par huit soldats de la Garde Royale, trois soldats du Corps des Cent Suisses, huit pages de la reine avec leur tuteur et tous les religieux qui ont servi la reine de son vivant. La sonnerie des six grosses cloches de l’Abbaye accompagnait le départ du cœur de la reine jusqu’à ce que le convoi quittât les murs de la ville de Saint-Denis. 

Allégorie de François Senémont, représentant la France faisant le don du cœur de la Reine à la Lorraine. Au fond, le peintre a représenté sa propre maison car le convoi transportant le cœur de la Reine s'y était arrêté pour un moment de repos.
Allégorie de François Senémont, représentant la France faisant le don du cœur de la reine à la Lorraine. Au fond, le peintre a représenté sa propre maison car le convoi s’y était arrêté pour un moment de repos. (Musée Lorrain de Nancy)

Selon le vœu de la souveraine, son cœur allait désormais reposer en l’Eglise de Bon Secours de Nancy, auprès des sépultures de ses parents, le roi Stanislas et la reine Catherine de Pologne, duc et duchesse de Lorraine et de Bar.

Monument qui abrite l'urne du coeur
Monument qui abrite l’urne du coeur de la reine.

Les obsèques de la reine Marie Leszczynska expriment le faste des cérémonies et des fêtes sous la monarchie en France ayant pour but de magnifier sa grandeur. Toute la cérémonie du deuil et de l’enterrement est l’exemple d’une complexe et rigoureuse codification en rapport avec l’étiquette réglant les usages à la Cour de France sous le règne des Bourbons.

1 Offices célébrants les anniversaires de la mort des rois de France.

2 Cette chapelle n’existe plus aujourd’hui.

3 Antoine Joseph Blanchard est né le 29.02.1696 en Provence (Pernes les Fontaines) et décédé le 10.04.1770 à Versailles. Il fut considéré par Louis XV comme le meilleur compositeur de  musique religieuse depuis son arrivée à Versailles, vers 1737. Il fut nommé directeur de la Chapelle du Roi à partir de 1738. En 1764 Louis XV l’anoblit et le décora de l’ordre de Saint-Michel, la plus haute distinction des artistes sous la monarchie française.

4 Un exemplaire de cette oraison se trouve à la Bibliothèque Mazarine à Paris. Sygn. 4-A10636-17-17

5 La sépulture de Marie Leszczynska fut profanée sous la Révolution comme celles des autres rois et reines de France. Ses restes furent ensevelis plus tard dans la crypte de la Basilique de Saint-Denis où ils reposent toujours.

La vérité

L’histoire est jalouse de ses secrets. Elle ne les livre qu’au compte-gouttes, ouvrant, de temps à autre, un tiroir fermé depuis des années, voire des siècles. Il faut tout de même avoir la chance que ce tiroir s’ouvre juste devant vous, pour vous. Alors, il suffit de lire son contenu et de comprendre.

La tradition voulait que la reine Marie Leszczyńska soit une femme effacée, n’ayant aucun pouvoir à la Cour de France. Très pieuse, au sens plutôt négatif du terme. La biographie de la reine due à la plume de l’abbé Proyart qui en fit une sainte, n’a pas arrangé les choses. Une souveraine attachée à la religion vue par la France post-révolutionnaire ne pouvait mériter que mépris et manque d’intérêt total. Au dix-neuvième siècle, dans un pays de plus en plus déchristianisé, on n’a pas su compléter ce tableau jusqu’à la publication des « Mémoires sur la Cour de Louis XV » du duc de Luynes (1860). Les concerts de la reine et l’attachement à la musique des enfants de Louis XV largement commentés par le duc, exercèrent une séduction sur des historiens et hommes de lettres.

Marie Leszczynska (portrait anonyme)
Marie Leszczynska d’après Alexis Simon Belle

Tout de même, ce n’est que 100 ans plus tard que l’on a réussi à révéler le personnage de Marie de manière plus approfondie et sans fard. On lui a trouvé une excuse pour sa piété. Au moment de son mariage avec Louis XV, la jeune reine jura la fidélité à l’Eglise et à la foi catholique pour représenter dignement la monarchie très chrétienne, en tant qu’épouse d’un roi très chrétien. Certes, elle l’a fait avec ardeur, car cette religion était sienne.

Elle avait de l’esprit, de l’humour et elle avait reçu une éducation sans faille. On s’enthousiasma pour sa connaissance de six langues, dont le latin, qu’elle parlait couramment. Cette particularité, elle la devait à son père qui, grand noble de Pologne, faisait usage du latin, langue officielle de la noblesse polonaise. La découverte du goût de la reine pour la musique et l’instauration des concerts réguliers à la Cour de Versailles qu’elle développa tout au long de son règne, lui ont valu un intérêt accru de la part des musicologues et des musiciens de nos jours.

Alors, dans ce contexte d’une vie assez riche, comment fut-il possible que Marie Leszczynska ait pu être si peu évoquée dans les manuels d’histoire de France durant deux siècles?

 Une femme, tant versée dans la charité et le soutien des plus pauvres parmi ses sujets qui lui valurent le titre de « notre bonne reine » par lequel les Français la désignèrent sa vie durant. Celle qui consacra une large partie de l’ héritage de ses parents à l’élévation à Versailles d’une somptueuse bâtisse, destinée à l’éducation des filles des officiers attachés à son service ainsi qu’ à l’abri des anciennes servantes du château. Ses prophétiques déclarations dans sa correspondance, annonçant la fin de la monarchie, ne faisaient-elles pas voir suffisamment son acuité en matière de la politique à laquelle elle ne souhaitait pas se mêler ? Autant de questions à se poser et une quasi certitude qu’il y avait une faille quelque part. Comment de fidèles et reconnaissants sujets de « la bonne reine » auraient-ils pu l’oublier si peu de temps après sa disparition ?

Et bien, non ! Les Français ne l’avaient pas oubliée. Ils ont pleuré sincèrement leur bienfaitrice, en lui rendant des honneurs au-delà de la mort. Des tiroirs que j’ai ouvert sont sortis des témoignages de reconnaissance et d’affection des gens, soucieux à rendre honneur à la Princesse de Pologne, devenue Française comme elle le disait elle-même.

En voici quelques exemples : des oraisons funèbres qui ont suivi le décès de la reine furent nombreuses, venant de différents milieux culturels et sociaux. 

  • La toute première, prononcée par le marquis Le Franc de Pompignan lors des obsèques de la reine en la Basilique de Saint Denis le 11.08.1768. 
  • Oraison funèbre du 12.08.1768 des frères Coster : Jean-Louis, Joseph François et Sigisbert Etienne. 
  • Le triomphe de la Reine après sa mort , poème latin de François Marie Coger, prononcé à la rentrée des classes le 30.09.1768. 
  • Epitaphe A la Reine par Charlote Reynier-Bourette dite « la Muse limonardière », poétesse.
  • Oraison funèbre de la très haute, très puissante et très excellente Marie Leszczynska, Princesse de Pologne, Reine de France et de Navarre, prononcée en l’église de St Jean, au service solennel que les marchands et les échevins de la ville de Paris y ont fait célébrer le vendredi 30.09.1768 par l’abbé Hubert Fresneau, curé de St Jean, prédicateur ordinaire du Roi.

Allégorie de la Reine

La statue de la reine par Augustin Pajou, conçue après 1766 par la propre initiative du sculpteur. Initialement dédiée en hommage au roi Stanislas décédé en février 1766. La reine tient dans une main un médaillon avec le portrait de son père, de l’autre elle couvre de son manteau deux enfants, comme la Charité. Le miroir et le serpent représentent la Prudence et la Cigogne la piété filiale. La statue appartient au Département des sculptures du Louvre depuis 1881.

La disparition de la reine fut ressentie par les Français comme une perte d’un proche. Ce sentiment, on le retrouve dans le poème du poète et avocat au Parlement de Paris, Jean-Charles Bidault de Montigny, qui voyait en elle « la plus tendre des mères ».

Cette Reine, l’amour, l’appui de la Patrie, 

Elle avait en horreur ces guerres effrayantes

On la vit, de ses pleurs arroser leurs lauriers.

Elle se rappelait dans ces moments d’alarme

Combien Metz, autrefois, lui fit verser des larmes

Lorsqu’elle y vit Louis, luttant contre le sort,

Sur le point de céder aux fureurs de la Mort…

Et ce Roi satisfait, sensible à son amour, flatté de ses

Egards, la combla de retour

Pour elle il eut toujours le respect et l’estime

Qu’on doit à la candeur, à la Vertu Sublime […]

Spectacle de douleur ! Ô cendres qu’on adore !

Ô restes précieux ! Vous que la France honore !

Abreuvez-vous des pleurs de vos enfants

Tel qu’un essaim nombreux d’abeilles vigilantes,

Soumises à leur Reine, à leurs devoirs constants,

Vont ramasser au loin, dans la belle saison,

Des parfums les plus doux l’odorante moisson […]

De même, à sa dernière heure, notre Reine vit,

A tous les Français, combien elle était chère.

Toi qui l’aimait, Grand Dieu, qui la mis sur le Trône

Qui lui fit partager l’éclat de la Couronne et qui la destina

[…] à veiller sur la France, à soulager ses maux,

A lui servir de Mère

Tu livres cette Reine au pouvoir destructeur !

Pour ceux que tu chéris, est-ce là ta faveur ? […]

Nous avons le Roi et un Dauphin pour nous consoler.

Le futur Louis XVI, enfant
Le futur Louis XVI, enfant

Aublel de Maubuy, autre avocat au Parlement écrivit un chapitre sur Marie Leszczyńska dans le septième volume des Vies des Femmes illustres et célèbres de FranceIl disait d’elle qu’elle était « supérieure aux passions qui ternissent la plus brillante carrière. Qu’elle était un génie poli, d’humeur affable, de libéralité toujours prête à se répandre sur les gens de bien, sur les infortunés. Qu’elle avait un coeur simple, des manières nobles et aisées » et que le voeu continuel des Français serait que les reines à venir lui ressemblent.

L’Oraison funèbre à la mort de la reine par Nicolas Thyrel abbé de Boismont, prédicateur de Louis XV. Elle fut prononcée par l’auteur au nom de l’Académie Française dont il était membre. L’événement eut lieu en la Chapelle du Louvre le 22.11.1768, en présence de messieurs de l’Académie française. L’oraison fut imprimée chez la V. Regnaud, imprimeur de l’Académie française, Grand’Salle du Palais et rue Basse des Ursins ».

Cette oraison est peut-être la plus significative quant à l’importance de la place que Marie Leszczyńska occupait dans le coeur des Français. J’ai choisi d’en citer les passages qui en témoignent le mieux.

Le motto choisi par l’abbé Thyrel de Boismont pour son oraison : 

« La sagesse ne l’abandonna point lorsqu’elle l’eut couronnée et elle a rendu sa vie éternellement mémorable  (Sag.X.V.14) […] La première Couronne du monde s’arrête sur sa tête ; toute la France est à ses pieds. Elle s’avance au milieu de cette gloire sans en être éblouie, à travers toutes les illusions du pouvoir et des plaisirs, son oeil tranquille découvre les devoirs qui l’attendent ; son âme s’élève et sa fidélité s’affermit. Ici, Messieurs, commence le cours paisible de cette vie dont la religion, la bienfaisance et l’humanité ont marqué tous les instants. Sous quels traits pensez-vous que la vertu descendrait sur la terre ? […] Nous offrirait-elle cette singularité qui la dégrade, ou cette rudesse qui la rend odieuse ? Non […] elle ressemblerait à la bonté ; elle serait touchante et modeste, simple et noble ; elle charmerait sans surprendre ; et son empire serait si doux qu’il se ferait plutôt sentir que remarquer. Ainsi parut à la Cour Marie Leszczynska […] Malheureusement, semblables aux Israélites dans le désert, il semble que nous ne pouvons adorer que les dieux que nous nous composons… Non, Grande Reine, nous ne ferons point cet outrage à vos cendres ; l’image de vos vertus le souvenir de vos exemples agira dans tous les coeurs. Plus puissante dans le tombeau que sur le Trône vous concourrez au véritable bonheur de ce Peuple que vous avez chéri ; vous régnerez sur ses moeurs ; et à la place de l’art malheureux de se corrompre avec recherche, il apprendra en vous imitant l’art nécessaire de se sacrifier par les vertus chrétiennes. »

Dans Król Wygnaniec [le Roi banni], l’auteur Karol Hoffman cite l’éditeur des Mémoires du maréchal de Richelieu : l’Académie de Paris voulait honorer la reine d’un Eloge, mais les amies du dernier roi de France s’y étaient opposées. Sous le ministère du chancelier de Miromesnil, la censure interdisait la publication de tout ouvrage se rapportant tant à Marie Leszczyńska qu’ à son père. 

Pourquoi ? C’est très clair. Sous « les amies du dernier roi » nous comprenons : la reine Marie Antoinette et le clan autrichien qui représentaient les intérêts des Habsbourg à la Cour de France. L’ Autriche était compromise dans le premier partage de la Pologne (1772) et préparait sa participation aux partages suivants. Les Français étant majoritairement hostiles à l’Autriche depuis le renversement des alliances, auraient pu manifester leur soutien aux Polonais en mémoire à leur « bonne reine » et à Stanislas « le roi bienfaisant ». Cela mettrait en péril la position déjà fragile du parti de Marie-Antoinette et la rendre elle-même impopulaire. Il fallait à tout prix éviter ce risque. Il fut donc décidé dans l’entourage de Louis XVI d’occulter par tous les moyens Marie Leszczyńska. Le roi, bien qu’il fût son petit-fils n’a su s’opposer à cette politique, vraisemblablement à cause de la faiblesse de son caractère ou bien de « la raison d’Etat ».

En 1795 parut la biographie hagiographique de la reine par l’abbé Proyart. Trop tard, et surtout au mauvais moment… Les Français qui ont survécu au carnage de la Terreur avaient d’autres préoccupations que de chercher à se remémorer des actions de la « bonne reine ». La monarchie était morte et bien enterrée. Quant à la mémoire des générations suivantes, je choisis de faire parler Honoré de Balzac qui y vit encore un trait de comédie humaine¹: « (…) il est, malheureusement, dans la nature humaine de faire plus pour une Pompadour que pour une vertueuse reine ! »

Plaque de cheminée représentant Marie en reine de France
Plaque de cheminée représentant Marie en reine de France

Eventail représentant la scène de l'accueil de Marie par Louis XV sur la route de Fontainebleau
Eventail représentant la scène de l’accueil de Marie par Louis XV sur la route de Fontainebleau. La Reine était présente dans l’intimité des Français (copyrights : outandaboutinparis)

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Quelques donations de la reine Marie Leszczyńska :

  1. Maisons d’accueil pour Savoyards
  2. Centres d’embauche pour ouvriers
  3. Ecoles pour orphelins
  4. Innombrables dons et aumônes distribués aux pauvres par le biais des couvents et des hôpitaux
  5. Construction à Versailles du Couvent de la reine, inauguré en septembre 1772  par Louis XV et ses filles
  6. Aujourd’hui le Lycée Hoche : 73, avenue de Saint Cloud, Versailles

Lycée Hoche de Versailles
Lycée Hoche de Versailles

Quelques donations du roi Stanislas Leszczyński :

  1. Durant son règne en Lorraine (1737-1766), le Roi Stanislas s’employa à embellir les villes de son duché. Il fit construire à Nancy les places : Neuve de la Carrière, Royale et de l’Alliance pour relier l’ancienne ville à ses nouveaux quartiers.
  2. La caserne Sainte Catherine, la Pépinière, Eglise Notre Dame de Bon Secours.
  3. Un magasin de blé, une Bourse, des écoles gratuites.
  4. Les Portes Saint Stanislas, Sainte Catherine et l’Arc Héré (une des entrées de la place Stanislas).
  5. L’ hôpital de Saint Jean de Dieu abritant un orphelinat(1750)
  6. L’Hôtel des Missions Royales (1743)
  7. Le roi fonda par ailleurs une chaire de mathématiques, de philosophie et  d’histoire, la Bibliothèque Royale, le collège royal de médecine, collège de chirurgie.
  8. Le roi prit 100 000 francs sur sa cassette pour aider à reconstruire le centre de la ville de Saint Dié qui fut détruit par un incendie en juillet 1757.
  9. Construction ou embellissement des châteaux : Chanteheux, Commercy, Lunéville.
  10. Enfin, en 1750 il fonda la Société Royale des Arts et des Lettres (aujourd’hui Académie Stanislas). 

Château de Chanteheux (Nancy)
Château de Chanteheux (Nancy)

¹ Cousin Pons, p.63  Livre de Poche Classique 1963